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CAUTELLEUX, BARAT ET LE VILLAIN

Das Narrenschiff

Das Narrenschiff

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CAUTELLEUX,

BARAT  ET

LE  VILLAIN

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Les personnages allégoriques qui peuplent cette farce normande la font quelquefois classer parmi les Moralités ; mais seule la fin se veut « morale ». Cauteleux veut dire rusé. Barat signifie tromperie. Quant au Vilain, il ne s’agit pas d’un paysan mais, étymologiquement, d’un villageois, qui exerce en fait la profession de potier.

Le clou du spectacle est une scène où ledit Vilain, enfermé à sa demande dans un sac, se fait bastonner. Félix Lecoy1 démontre que ce gag fut exploité dans des contes populaires du monde entier. La source la plus ancienne qu’il en donne est un fabliau en latin du XIe siècle, Unibos. Aujourd’hui, nous pensons d’emblée aux Fourberies de Scapin. Mais Molière s’inspire d’une farce que Tabarin publia en 1624, laquelle semble se référer à la nôtre : « –Je suis icy enfermé dans ce sac à cause qu’on me veut marier à une vieille femme qui a cinquante mille escus. Mais elle est si laide que je ne l’ay point voulu prendre. –Cinquante mille escus sont bons, il ne faut pas regarder à la beauté. Si vous me voulez mettre en vostre place, je prendrois bien ce marché-là ! (Lucas entre dans le sac.) Voicy les parens qui viennent : il n’y a qu’à leur demander la vieille. Contez, parens, contez les cinquante mille escus ! –Vrayment nous te les conterons, et en belle monnoye. Frappons, frappons ! (Lucas est battu.) »

L’épisode initial de l’âne et du licou — dont Félix Lecoy signale qu’il fut repris au XVIIe siècle dans un conte arabe — est parfois très proche du Moine bridé, qu’Alexis Piron composa au XVIIIe siècle.

Source : Recueil de Florence, nº 12. L’auteur de la farce n’est pas un versificateur ; c’est un homme de théâtre aguerri, pour qui l’efficacité des dialogues, le sens du rythme et le naturel des enchaînements n’ont aucun secret.

Structure : Rimes abab/bcbc, rimes plates, avec 2 triolets, et 4 sixains pentasyllabiques.

Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.

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Farce  nouvelle

À t[r]oys personnages, c’est assavoir :

       CAUTELLEUX

       BARAT  [LE  GUEUX]

       et  LE  VILLAIN

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                        CAUTELLEUX  commence 2                 SCÈNE  I

        Il est bien matin esveillé,

        Auquel je ne [tiendroye le]3 pas.

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                        BARAT

        Jamais ne suis ensommeillé4.

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                        CAUTELLEUX

        Il est bien matin esveillé.

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                        BARAT

5      Soit en repos ou travaillé5,

        Nul ne peult fouïr mes esbatz6.

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                        CAUTELLEUX

        Il est bien matin esveillé,

        Auquel je ne [tiendroye le] pas.

        Pour tant7, pour avoir mon repas,

10    Je m’en vois8 [cy] à l’adventure,

        Sans bruit mener, vollant9 tout coint

        Par les voyes. C’est10 ma nature

        Est  de frauder toute créature,

        Mais qu’il n’y apperçoyve point.

15    L’en le voit bien à ma nature,

        Qui11 ne dit mot ; mais elle point.

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                        BARAT

        Par ma foy ! je suis bien appoint

        Pour tost trouver une grant bourde12

        Et, sur plain-champt13, ung contrepoint.

20    Et ne me chault se elle est lourde,

        Gresle, petite, grosse ou gourde14 :

        Mais15 que je trompe, c’est ma vie.

        Et je fais bien la lime sourde16,

        Et joue bien de la toupie17.

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                       CAUTELLEUX 18

25    Qui est celuy qui nous espie ?

        N’y pourroit-on trouver nul gaing ?

        Ung tour aura de tromperie.19

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        Ha, ha ! Que Dieu gard le compaing20 !                   SCÈNE  II

                        BARAT

        Et vous aussi, jusqu’à demain,

30    Qui vous bailleroit aultre garde21 !

                        CAUTELLEUX

        Qui vous maine par ce beau plain22 ?

        J’ay grant plaisir, quant vous regarde.

                        BARAT

        Et vous aussi, mais [qu’]on vous garde23.

        Mestre24, vostre non sçavoir veulx.

                        CAUTELLEUX

35    Je suis subtil comme moustarde25 :

        Chascun m’appelle Cautelleux.

        [Et] vostre non ?

                        BARAT

                                     Barat le Gueux26.

                        CAUTELLEUX

        Pétris sommes de mesme paste.

        Touche cy27 ! Nous yrons nous deux28.

                        BARAT

40    Celuy29 n’en scet rien, qui n’en taste.

                        CAUTELLEUX

        Va tout beau, nous n’avons30 point haste ;

        Prenons à loisir le31 chemin.

        Car tel [virera nostre haste]32

        Qui n’y pense pas, mon cousin.

                        BARAT

45    C’est bien exprimé, mon voysin.33

        Vécy besongne qui nous vient ;

        Et pour tant34, [tost] il nous convient,

        Au fort35, penser sur la pratique36.

                        CAUTELLEUX

        Ne te chaille, je la pratique37.

50    Laisse-le venir seulement.

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                        LE  VILLAIN                                           SCÈNE  III

        Avant, baudet, tout bellement !

        Dieu te gart de mal, je l’en prie !

        Descendre vueil, je le t’afie38,

        Car je te sens estre grevé39.

55    Je te tiens40 si bien esprouvé

        Que tu ne faulx s’il n’y a cause41.

                        Adonc descent de dessus l’asne, et dit :

        Or allons donq(ues) sans faire pause,

        Maintenant quant42 je suis à terre.

        Hahay, baudet ! Allons grant erre43,

60    Car j’é au marché bien affaire.

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                        CAUTELEUX                                          SCÈNE  IV

        Vécy nostre emprinse44, mon frère :

        Voy-tu cest homme ? Il est balourd45.

                        BARAT

        Je le croy bien. Ho, qu’il est lourd !

        Il n’a guères46 qu’il fut frappé.

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                        LE  VILLAIN                                           SCÈNE  V

65    Ha ! mon Martinet regratté47,

        Tu m’as trèsbien servi long temps :

        Je cuide qu’il a, huy48, sept ans

        Quant t’achettay [à la Guibray]49.

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                        CAUTELLEUX 50                                   SCÈNE  VI

        Vien çà ! Par mon âme, je sçay

70    (À mon advis) bonne cautelle51 :

        Nous yrons par ceste sentelle52,

        Le suivant pas à pas, tout beau.

        Puis deschevestr(e)ray53 le museau

        De son asne par bonne guise54.

75    Et après luy, tout en chemise55,

        Chemineray enchevestré56.

                        BARAT

        Ho ! qu’i sera bien empestré !

                        CAUTELLEUX

        Toy57, tu enmèneras son asne.

        Et luy58 diray que suis [une] âme

80    Qui suis parti59 de Purgatoire.

                        BARAT

        Tu le luy feras bien accroire.

        Or avant, donc ! Qu’on se délivre60 !

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                        LE  VILLAIN                                          SCÈNE  VII

        Il fauldra bien que je te livre

        À dîner. Allons tost, baudet !

85    Tu me mordis trèsbien le doy61,

        Hier matin, quant je le regarde.

        Hay avant, hay ! [Mais] tu n’as garde

        Que je t’en face pis62, Martin.

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                        BARAT 63                                                 SCÈNE  VIII

        Je ne vis onc homme plus fin

90    Que mon compagnon, par mon âme !

        Au fort, je voy mus[s]er64 cest asne

        Dedens ce boys, qu’il ne revoye65.

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                        LE  VILLAIN                                           SCÈNE  IX

        Nous n’avons plus guère de voye66.

        Hahay, Martin, tost avant !

95    Hay avant, bodet !…67 Ho !! Jésus !

        Bénédicité Dominus68 !

        Et crédo avé Marïa !

        Agimus tibi gratïas !

        Dieu me gart de tentation69 !

100  De par la saincte Passion

        De Jésucrist, je te conjure

        Que tu ne me faces70 injure,

        Et que tu me dies ton estre71 !

                        CAUTELLEUX

        Je suis vostre [asne] Martin, maistre,

105  Qui vous ay servy des ans sept.

        Or ay ma pénitence fait,

        Qu’on m’avoit ordonné [à faire]72 :

        Sortant du feu de Purgatoire,

        Suis devenu asne sept ans.

110  Mais maintenant fine mon temps73 ;

        Si, m’en vois74 droit au Paradis.

        Là prieray Dieu pour mes amis.

        Si, vous vouldroye bien requérir

        Que pour mon voyage finir

115  — Pour ce que bien vous ay servy,

        Si bien qu’oncques [je] ne failly —,

        Que vous me donnez de vos biens.

                        LE  VILLAIN

        Tu ne faillis jamais en riens.

        Si, te donray en charité

120  Demy-escu prou75 mérité,

        Pour passer chemin jusque çà.

        Or tien, mon Martin, et t’en va.

        À Dieu soyes, qu’i te conduie !

        Celluy chevest[r]e si t’ennuye :

125  Baille-le-moy, mon bon Martin.

                        CAUTELLEUX

        Il m’en fault ung, à celle fin

        Que je ne menge pas l’avaine76

        Des autres ; car je saulx de peine77,

        Dont suis afamé comme ung chien.

                        LE  VILLAIN

130  Or l’emporte, je le vueil bien.

        Dieu te rende, par sa puissance,

        De ta peine grant allégence !

        Commande78-moy à tous les sains,

        Je t’en requiers à joinctes mains,

135  Mon bon Martin ! Or, va à Dieu !

                        CAUTELEUX

        Plus n’aresteray en ce lieu.

        Adieu vous dy, mon trèsdoux maistre !79

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        Se je ne l’ay assez fait paistre80,                                SCÈNE  X

        Je vueil qu’on le face pour moy !

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                        LE  VILLAIN                                          SCÈNE  XI

140  O ! doulx Jésus en qui je croy :

        C’est grant fait que de ton81 povoir ;

        Car je voy à l’ueil cler, pour voir82,

        Que ta vertu n’est pas menue.

        Quant  tu as fait une83 beste mue

145  Devenir âme ; c’est grant fait !

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                        CAUTELLEUX 84                                   SCÈNE  XII

        Il n’y a, au monde, si parfait

        Comme moy. Vouldriez-vous Dieu estre85 ?

        Nous avons l’asne et le chevestre,

        Et de l’argent encore avec.

                        BARAT

150  Et ! tu as ton senglant gibet86 !

                        CAUTELLEUX

        Ouÿ, par mon serment, assez.

                        BARAT

        T(u) as contreffait les trespacés ?

        Or, vrayement, je meurs… de rire !

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                        LE  VILLAIN                                          SCÈNE  XIII

        Je ne sçay quelle part je tire87,

155  [Ou] à la ville, ou à l’ostel88.

        Par mon serment ! il [n’]y a tel89 :

        Je vois à la ville grant erre90.

        Là, je vendray mes potz de terre,

        Que g’i laissay à l’autre fois91.

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                        BARAT                                                     SCÈNE  XIV

160  Mon compaignon, se tu me crois,

        Nous irons jouer92 à la ville,

        Et mangerons ung tronc93 d’anguille

        En faisant quelque autre fatras.

                        CAUTELLEUX

        J(e) iray là où tu me menras94 ;

165  Je me gouverne par ton dit.

                        BARAT

        (La fine peau il ne mordit

        Oncques [d’ung cigne]95, ou je le cuide96.)

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                        LE  VILLAIN 97                                      SCÈNE  XV

        Je voy la place toute vuide.

        Il me fault apprester mes potz.

170  J’yray98 marchande[r] à deux motz

        Tant seullement, mais qu’argent saille99.

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                        BARAT 100                                               SCÈNE  XVI

        Mais que besongne ne nous faille101,

        Nous parferons nostre journée.

                        CAUTELLEUX

        Nous ne fauldrons jà, ne te chaille,

175  Mais que besongne ne nous faille.

                        BARAT

        Nous en prendrons encor en taille102

        Jusqu(es) il en aura admen[é]e103.

                        CAUTELLEUX

        Mais que besongne ne nous faille,

        Nous parferons nostre journée.

                        BARAT

180  Je voy nostre barbe pelée104,

        L’homme dont nous avons eu l’asne.

                        CAUTELLEUX

        Tu dis vérité, par mon âme !

        Il vend [cy] des potz qu(e) il a fait.

        C’est ung [droit] génin105 tout parfait :

185  Encor luy en fault bailler [d’]une106.

                        BARAT

        Mais de quoy ? Il n’a chose aucune

        Dont il nous peust sortir prouffit.

                        CAUTELLEUX

        Mais107 que nous trompons, il souffit.

        Je te diray que108 je feray :

190  Deux potz marchander droit yray.

        Et tu  viendras, comme [congneu de veue]109,

        Me faire une110 grant bien-venu[e],

        Me disant, quant viendra au fort111,

        Nouvelles que mon père est mort.

195  Et tu verras bonne risée.

                        BARAT

        Tu l’as eu bien tost advisée !

        Or va, je viendray sans attendre.

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                        LE  VILLAIN                                           SCÈNE  XVII

        Ce marché ne vault riens pour vendre :

        Je ne fis croix112 de ce jour-cy.

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                        CAUTELLEUX 113                                 SCÈNE  XVIII

200  Combien me coustera cecy,

        Ces deux ? Dictes-moy à deux motz114.

                        Il marchande et en doit prendre deux.

                        LE  VILLAIN

        Or çà, voulez-vous ces deux potz ?

        Vous n’en pa[i]erez que six tournois.

                        CAUTELLEUX

        Six ? Dea ! en voulez-vous [point] troys ?

205  Je n’y mettroye pas ung niquet115.

                        LE  VILLAIN

        Par ma foy ! Avant, demour[r]oit

        L’ouvraige d’icy à Caresme116 !

                        CAUTELLEUX

        Vous estes trop plus cher que cresme117 !

        Advisez : voulez-vous argent ?

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                        BARAT 118                                               SCÈNE  XIX

210  Dieu gard le compaignon gallant !

        Comme vous va de la santé ?

                        CAUTELLEUX

        Trèsbien, et vous ? Où a esté

        Si longuement le compaignon ?

                        Ilz s’embrassent, puis Cauteleux reprent ses potz

                        BARAT

        J’ay demouré en Avignon,

215  Par tout le pays de là-bas,

        Où j’ay veu, certes, maintz esbatz

        En Arragon et en Espaigne119.

        J’ay esté partout : en Cerdagne120,

        En  Auvergne, Fouez121, Languedoc,

220  Voire à l’Isle de Médoc122,

        À Bordeaux et à La Rochelle.

        De là, [je] m’en vins à Marceille123,

        Et m’en suis venu par-deçà.

                        CAUTELLEUX

        C’est bien trippé124 ! Mais puis, or çà,

225  En nostre païs, que dit-on ?

                        BARAT

        Ung nouveau qui125 n’est pas trop bon ;

        Aussi ne le diray-je mie.

                        CAUTELLEUX

        Barat le Gueux, je vous supplie :

        Dictes-le-moy, ou je mourroye.

                        BARAT

230  Par mon serment ! je n’oseroye.

                        CAUTELLEUX

        Et ! vous le me povez bien dire.

                        BARAT

        Je n’oseroye, par Dieu, beau sire.

                        LE  VILLAIN

        Pourquoy non ? Dictes luy  hardiment !

                        BARAT

        Je vous promet[z], par mon serment,

235  Ami(s), qu’il ne vous plaira mie.

        Vostre père n’est plus en vie :

        Il est trespassé puis septembre.

                        CAUTELLEUX.  Il met les potz

                        contre terre et en casse deux.126

        Est-il mort ? Je n’ay sur moy membre

        Qui se puisse tenir en dresse127.

                        LE  VILLAIN

240  Çà, argent !

                        CAUTELLEUX

                               Ha ! la grant destresse !

                        LE  VILLAIN

        Payez-moy ! De ce, ne me chault.

                        CAUTELLEUX.  Il crie en plorant.128

        A ! Mon [povre] père Michault,

        Dieu te face [à l’âme]129 mercy !

                        LE  VILLAIN

        Paiez-moy, paiez ! Qu’esse-cy ?

                        CAUTELLEUX,  en criant et pleurant.

245  Et Dieu,  j’enrage !

                        LE  VILLAIN

                                         [Vous pairez contans !]130

                        BARAT

        Vous le mectez hors de son sens131 !

                        LE  VILLAIN

        Dea, mon amy, je n’en puis mais132 ;

        Se, je ne l’avoye veu jamais133.

        Je ne doy point perdre le mien134.

                        CAUTELLEUX

250  J’enraygeray135, ce say-je bien.

        Que n’ay-je ung [bon] cousteau tranchant !

                        LE  VILLAIN

        Baille[z-]moy mon argent, marchant136 !

                        CAUTELLEUX,  faisant semblant d’aller à la rivière.137

        Allez-vous-en, villa[i]n dempné138 !

        Je suis, de tout point, condempné139 :

255  Noyer m’en vois de cestuy pas140.

                        BARAT

        Las, mon amy, non ferez pas !

        Vous le ferez tout frénétique141 ;

        Allez garder vostre botique,

        Villain ! Que la fièvre vous tiengne !142

.

                        LE  VILLAIN                                           SCÈNE  XX

260  Celle prune-là sera mienne143.

        Je ne fais fors144 que perdre temps,

        Yci, ainsi comme j’entens.

        Le grant dyable [l’emporte, au]145 fort,

        De cela qu’il est si tost mort !

265  J’aimasse mieux qu’il fust en vie.

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                        BARAT 146                                               SCÈNE  XXI

        Par Dieu, vécy bonne folie !

        Le bon homme, comme je croy,

        A bien baisé le marmouset147.

        Je ne veis oncques mieux ouvrer148.

270  Qui149 en pourroit encor trouver

        Ung aultre pour faire la fin150,

        Je le151 tiendroye [tout] aussi fin

        Comme, droictement, drap de saye152.

                        CAUTELLEUX

        Je requiers à Dieu que je soye

275  Traisné153 se ne l(uy) en baille encor.

        A ! maistre, vous aurez ung tour,

        Ou154 je brûleray tous mes livres.

        Saint Mor ! il n’en est pas délivre155.

        Je te diray que156 je feray :

280  Dedens ung sac je te mettray

        Et [en plaine voye te lerray]157 ;

        Et puis, quant je l’apparcev(e)ray,

        Je te  siffleray, que tu regardes

        [À bien te tenir sur tes gardes.]158

285  Je luy diray qu’on te159 veult mettre

        Abbé, mais tu ne le [veulx estre]160.

        Et luy prieray qu’il luy plaise

        L’estre, et il sera bien aise

        Trèstout le temps de son vivant.

                        BARAT

290  Certes  onc homme ne fist mieulx avant.

        Metz-moy dedens, il [en] est heure.

                        Cautelleux met Barat au sac.161

.

                        LE  VILLAIN                                           SCÈNE  XXII

        [Et !] par mon âme, je demeure

        Trop de m’en aller ; il est tard.

        Or çà, que Dieu [y] ait bonne part !

295  Ce marché m’a peu prouffité.

        C’est grant pitié, en vérité,

        Que des denrées d’aujourd’huy :

        Ce n’est [plus] que peine et ennuy,

        Au temps qui court162, par mon serment !

300  Or163 je m’en vois hastivement,

        Il ne fault jà attendre plus.164

.

                        Cautelleux siffle.                                        SCÈNE  XXIII

                        BARAT 165

        Saint Jehan ! j’en suis tout résolu,

        Il n’est jà besoing de siffler.

        Il peut bien tout son pain riffler166,

305  Car il boira167 cy ung tatin.

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                        LE  VILLAIN                                           SCÈNE  XXIV

        Je voy illec168, en ce chemin,

        Ung sac tout rempli de bagaige.

        Qui l’a laissé n’est pas trop saige,

        Car je ne le laisseray mie.

                        Le Villain veult prendre le sac ; et Barat se

                        remue et parle, et le Villain s’en fuit 169.

                        Puis dit  BARAT :

310  Hélas, mes seigneurs ! Je vous prie

        Que vous me laissez en ce point,

        Car estre abbé je ne vueil point.

        Prenez[-en] ung aultre, en bonne heure.

                        LE  VILLAIN

        Ha, Vierge sans nulle blessure170 !

315  Ha, Jésucrist et saint Anthoine !

        Vueillez-moy mettre hors de peine

        Et hors  de toute temptatïon !

        Gardes-moy de dampnation,

        Doulx Jésucrist, je t’en requier !

                        BARAT

320  Vostre office point ne requier(t) ;

        Mettez ung aultre qui mieux face.

                        LE  VILLAIN

        Et ! qu’esse-cy, Royne de grâce171 ?

        Parle se t(u) es chose de bien172,

        Et t’en fuis sans arrester rien

325  Se t(u) es chose de mal affaire173 !

                        BARAT

        Hélas, n’ayez jà peur, mon frère.

        Ouvrez-moy le sac seullement.

                        LE  VILLAIN

        Je n’oseroye, par mon serment !

        Hé, dea ! je ne sçay qui vous estes.

                        BARAT

330  Du lignage suis des prophètes,

        Et suis ung crestien baptisé.

        Pour ce, que  l’on veult que soye prisé174

        Tant qu(e) on veult de moy abé faire.

        Mais je vueil vie solitaire

335  Au boys mener, comme ung hermite.

                        LE  VILLAIN

        Voire ? Saint Jehan ! vous serez quitte :

        Je vous desliray de ce pas.

        Mais pourquoy ne voullez-vous pas

        Estre abé, et estre à honneur ?

                        Barat sault du sac.

                        BARAT

340  A ! grant mercis, mon chier seigneur !

        Pourquoy ? Car je seroie trop aise175 ;

        Mais à mon vray Dieu, jà ne plaise

        Que ne176 mengusse que racines.

                        LE  VILLAIN

        Se je sçavoye mes matines

345  Bien dire, et tout mon [saint] office,

        J’acepteroye ce177 bénéfice.

        Et ! n’est-ce pas grant dignité ?

                        BARAT

        Sire, si est, en vérité ;

        Pourtant ne le veulx-je pas estre.

350  Mais si au sac vous voullez mettre,

        Vous serez abbé tout de tire178.

                        LE  VILLAIN

        Moy ? Je ne sçay lire n’escripre179.

        Et ! par Dieu, je n’y vauldroye rien !

                        BARAT

        Il  ne vous fault sçavoir [nulle rien]180,

355  Sans plus, que faire bonne chière

        Et vous tenir sur une chaire,

        Disant : « Fay cecy, fai cela !

        Tu t’en yras cy, et toy là ! »

        Et vous fera-l’en grant honneur,

360  Disant voulentiers « Monseigneur ».

        Advisez si voullez l’office,

        Car l’en viendra à grant service181

        Icy vous quérir de ce pas.

                        LE  VILLAIN

        Or me dictes donc par quel cas

365  L’en vous a dedans ce sac mis.

                        BARAT

        Le voulez-vous sçavoir, amis ?

        Affin que quant illec seroye,

        Que, se retourner m’en vouloye182,

        Que ne sceusse pas le chemin.

                        LE  VILLAIN

370  Escripvez-moy en parchemin

        Autant de bien183 que leur doy dire.

                        BARAT

        Voulentiers, se vous sçavez lire.

        Il ne fault [que] tant seullement

        Dire : « Baillez-m’en largement184 ! »

375  Entrez, mon amy, il est temps.

                        LE  VILLAIN

        Ha ! par mon âme, je m’attens

        À bien  faire du dom(i)ne Prior185 !

        Ilz viennent ?

                        Le Villain doit entrer dedans le

                        sac. Puis vient Barat, qui le lie.

                        Et dit  BARAT :

                                  Ne font pas [encor],

        Mais je croy qu’ilz sont en [la voye]186.

380  Je pry à Dieu qu’il vous doint joye !

        J’emporte vostre chappeau noir.

                        LE  VILLAIN

        Dieu vous doint Paradis avoir !

        Ouÿ dea, emportez-l[e-m’]en.

.

                        BARAT                                                     SCÈNE  XXV

        Cautelleux, approche ! Vien-t’en !

385  Je l’ay dedans le sac boutté.

                        CAUTELLEUX

        Or çà ! il fault qu’il soit frotté187.

                        Adonc Barat et Cautelleux vont au Villain.

                        BARAT

        Gardons qu’il ne nous saiche entendre :

        [Nous devons une aultre voix prendre.]188

.

        Or çà ! estes-vous advisé189 ?                                    SCÈNE  XXVI

                        LE  VILLAIN

390  Ouÿ : je vueil estre prisé.

        Baillez-m’en, sans plus, largement !

                        CAUTELLEUX

        Cela ferons-nous baudement190.

        Tien ! happe, [happe] celle noix191 !

                        Ilz le batent.

                        LE  VILLAIN

        J’en vueil avoir, à ceste fois :

395  Baillez-m’en, sans plus, ne vous chaille !

                        BARAT

        Si fais-je, d’estoc et de taille.

        Tien, tien icelle male mûre192 !

                        LE  VILLAIN

        À la mort ! Je le veux en l’eure193 !

        Baillez, je ne quiers autre chose !

                        CAUTELLEUX

400  Attens, va, car je me repose.

        Croque cecy194 ! Garde moy cela !

        Ord villain puant, [happe-la]195 !

        Tire à toy ceste quinquenaude196 !

                        LE  VILLAIN

        À la mort ! Monsïeur saint Claude !

405  À l’arme, à l’arme ! Au feu, au feu !

                        BARAT

        Oncques, de l’heure que né fu197,

        Je ne veiz si bonne fredaine.

        Fuyons-nous-en [en] bonne estraine198,

        Affin qu’on ne nous treuve en faulte.

410  [Haster se fault, car l’heure est haulte.]199

.

                        CAUTELLEUX                                        SCÈNE  XXVII

        Cautelleux reffait

        Ce200 que Barat fait,

        Vous le povez voir.

        Il n’est si parfait

415  Ne si contreffait

        Qu’il ne feist devoir.

                        BARAT

        Il n’est autre vie

        Que baraterie201,

        Vous le voyez bien.

420  Mais la fin n’est mye

        Bonne, quoy qu’on die,

        Aussi [le moyen] 202.

                        CAUTELLEUX

        Qui sert en son temps

        (Ainsi que j’entens)

425  De faulce cautelle203,

        Dieu n’est mal contens

        S’il paye contens204

        Punition telle.

                        BARAT

        Seigneurs, je vous prie

430  Que nul ne se fie

        En si mauvais art,

        N’aussi en envie

        (Qui gaste la vie) :

        Feu la brusle et art 205 !

.

                        LE  VILLAIN 206                                    SCÈNE  XXVIII

435  Ha ! que Dieu [y ait]207 bonne part !

        Il me souffit que dehors je saille208.

        Ilz m’ont gasté de ceste part209.

        Or çà ! il fault que je m’en aille.

.

        Mais je vous pry, que  s’il y a faille210

440  Ou deffault en nostre211 apparence,

        Que grandement ne vous en chaille ;

        Mais supportez nostre ingnorance212 !

.

                                            EXPLICIT

*

1 « La Farce de Cauteleux, Barat et le villain. » Mélanges de philologie et de littérature romanes, Droz, 1988, pp. 409-416. Cette étude, déjà parue en 1970, ne comporte malheureusement pas le texte de la pièce.   2 Au bord d’un chemin de campagne, deux citadins qui ne se connaissent pas monologuent chacun de son côté, séparés par un arbre qui les empêche de se voir et de s’entendre.   3 F : viendroye a  (Même faute d’impression au vers 8, due au fait que le ms. de base n’indiquait que les premiers mots des refrains de ce triolet.)  Il serait très éveillé, très malin, celui que je ne manipulerais pas à ma guise.   4 Ma roublardise est toujours en éveil.   5 En plein effort.   6 Fuir mes manigances.   7 Pour cette raison. Idem vers 47.   8 Je m’en vais. Idem vers 91, 157, 255, 300.   9 F : voulant  (Volant lestement.)  Double sens : Voler tout coin = voler des poinçons pour frapper de fausses monnaies.   10 F : car   11 F : Que  (Cauteleux, ce maître de la duplicité, commet un nouveau double sens : Ma nature point = ma verge est en érection. Cf. les Femmes sallent leurs maris, vers 27.)   12 Un mensonge, une mystification. Cf. la Folie des Gorriers, vers 328-337.   13 Sur du plain-chant : sur des victimes malléables. Le contrepoint désigne la ruse : « Il saura bien son contrepoint,/ S’il scet de nous deux eschaper. » Les Sotz triumphans qui trompent Chacun.   14 F : bourde  (Pesante.)   15 Du moment. C’est la devise de Barat. Celle de Cauteleux résonne au vers 188 : « Mais que nous trompions, il suffit. »   16 « On apelle une lime sourde un sournois, un hypocrite qui fait le simple. » (Le Roux.) Double sens : Je peux limer sans bruit les barreaux de ma cellule. « Des lymes sourdes pour lymer cinq ou six barreaulx du treilliz de fer d’une fenestre. » Chronique scandaleuse.   17 Je me tourne et me retourne selon mon profit. Double sens : On me mène avec un fouet, comme celui grâce auquel les enfants font tourner leur toupie. « Est-il fouet compétant pour mener ceste touppie ? » Rabelais, Quart Livre, 9.   18 Il aperçoit Barat.   19 Cauteleux se dirige vers Barat.   20 Le compagnon.   21 F : garce  (Si on vous donnait un autre gardien que Dieu. Sous-entendu : Si on vous donnait un gardien de prison.)   22 Dans cette plaine. Les malfrats qu’on recherche en ville, ou qui en ont été bannis, vont se faire oublier à la campagne.   23 F : tarde  (À condition qu’on vous surveille.)   24 F : Destre  (Maître. « Je seray mestre. » L’Arbalestre.)  « Maistre, comment avez-vous nom ? » L’Aveugle et Saudret.   25 Je prends les hommes par le nez pour les conduire où je veux. « Nous sommes plus fins que moustarde,/ Qui prend les hommes par le nez. » Le Monde qu’on achève de paindre.   26 Le faux mendiant.   27 Tope là ! Cf. l’Aveugle et Saudret, vers 84. F intervertit ce vers et le précédent.   28 Nous ferons équipe.   29 F : Il  (Celui qui n’en fait pas l’expérience n’y connaît rien.)  « Celuy gouverne bien mal le miel, qui n’en taste & ses doigts n’en lèche. » Cotgrave.   30 F : nayons  (Va doucement, nous ne sommes pas pressés.)   31 F : nostre  (« Prenons le chemin. » Grant Gosier.)   32 F : poyera nostre giste  (Se brûlera devant la cheminée pour tourner la haste [la broche] où cuira notre viande.)  Allusion au proverbe : « Tel vire bien l’aste/ Qui jà morceau n’en taste. » On le retrouve dans la farce de Lordeau et Tart-abille : « –Je ne fis, huy, que tourner l’aste./ –Tel la vyre qui jà n’en taste. »   33 Barat voit s’approcher le Vilain, monté sur un âne. Certaines farces employaient un âne vivant ; voir la notice du Médecin qui guarist de toutes sortes de maladies.   34 Et pour cela.   35 Au reste. Idem vers 91 et 263.   36 De penser à la méthode que nous allons mettre en œuvre pour l’escroquer. Cf. le Sourd, son Varlet et l’Yverongne, vers 2.   37 Ne t’en occupe pas, je la connais bien. Cauteleux échafaudera seul cette première tromperie.   38 Je te l’affirme.   39 Accablé.   40 F : sens  (Influence du vers précédent.)  Je te tiens pour si expérimenté.   41 Que tu ne trébuches jamais sans raison. Verbe faillir.   42 Que. Idem vers 68.   43 D’un bon pas. Idem vers 157. Le Vilain marche devant son bourricot, en le tenant par le licol, sans regarder derrière lui.   44 Une entreprise digne de nous.   45 F : sourd  (« C’est un balourt. » Le Trocheur de maris.)   46 Il n’y a pas longtemps, comme une pièce neuve qui n’a pas encore circulé. Les deux trompeurs se cachent derrière l’arbre pendant que le Vilain passe, et ils écoutent ses paroles.   47 F : regrappe  (Qu’on m’a vendu de seconde main. « Garse regratée ! » La Nourrisse et la Chambèrière.)  Martinet : diminutif de Martin, qui est le nom générique des ânes ; voir les vers 88, 94, 104, etc.   48 Je pense qu’il y a, aujourd’hui.   49 F : hay a anthay  (L’éditeur parisien ne connaissait pas la foire rouennaise de la Guibray, où l’on vendait notamment des ânes. « Trotter (…)/ Plus dru qu’à la Guibray ne courent les mazettes [les canassons]. » La Muse normande.)   50 Le Vilain est passé ; les deux trompeurs sortent de derrière l’arbre.   51 Une bonne ruse.   52 Par ce sentier.   53 Je débarrasserai de son chevêtre, de sa bride.   54 Comme il faut.   55 Vêtu d’une longue chemise blanche, pour avoir l’air d’un fantôme. « En chemise et envelopé d’un drap, tout ne plus ne moins comme si c’estoit ung esperit. » Nicolas de Troyes.   56 En ayant au cou la bride dont le Vilain tiendra l’autre bout.   57 F : Voire que   58 F : ie te   59 F : parri  (Les âmes des pénitents devaient faire un séjour plus ou moins long au purgatoire avant de pouvoir gagner le paradis.)  « Tu viens tout droit du Purgatoire…./ Tu es une âme. » Les Trois amoureux de la croix.   60 Qu’on en finisse. Cauteleux ôte sa robe, sous laquelle il est en chemise blanche. Silencieusement, il va détacher l’âne, que son compère emmène derrière l’arbre, et il se met la bride autour du cou.   61 Le doigt. Les Normands prononçaient « dé » : cf. Pernet qui va à l’escolle, vers 148-150.   62 Tu ne risques pas que je te morde le doigt.   63 Il emmène le bourricot derrière l’arbre.   64 Au reste, je vais dissimuler.   65 Pour qu’il ne revienne pas vers son maître.   66 De chemin à parcourir.   67 Le Vilain se retourne. Il découvre le « fantôme », et fait un signe de croix.   68 Tout en se signant, le Vilain débite au hasard les lambeaux de prières qu’il a entendus à l’église.   69 Le Vilain se demande si ce n’est pas le diable qui a pris forme humaine pour le tenter.   70 F : facies  (Faire injure = causer un dommage physique. « Il fault que je vous face injure :/ Je vous battray ! » Le Cuvier.)   71 Que tu me dises ce que tu es.   72 F : affaire  (Rime avec purgataire, à la normande.)  « En pénitence/ Pendant sept ans dans le corps d’un cheval. » Piron (v. ma notice).   73 Ma période de pénitence s’achève. « Et les sept ans de purgatoire…./ Un temps pareil, âne je pouvois être. » Piron.   74 Aussi, je m’en vais.   75 F : pour  (Bien mérité.)   76 L’avoine (prononciation normande).   77 Je sors de ma pénitence.   78 F : Recommande  (« À Dieu vous commande ! » Chagrinas.)   79 Cauteleux s’éloigne pour rejoindre son complice.   80 Assez nourri de salades. « Dieu m’auroit pu sept ans envoyer paître. » Piron.   81 F : mon   82 F : veoir  (Pour vrai, en vérité.)  À l’œil clair = clairement.   83 F : dune  (Une bête muette. Cf. le Povre Jouhan, vers 266.)  Le Vilain décrit avec des mots simples un phénomène que Rabelais nommera « métempsichosie pythagorique ». Ve Livre, 4.   84 Il rejoint Barat (et le véritable Martin), puis remet sa robe.   85 Si vous étiez Dieu, que feriez-vous de plus que moi ? « Encore vouldroy-je estre Dieu. » Les Sotz ecclésiasticques.   86 Imprécation intraduisible qui brode sur le verbe avoir du vers 148. « Cuidez-vous qu’entre nous, Conars,/ Ayons de confesser mestier ?/ Nous avons le sanglant gibet ! » (La Confession Rifflart.) L’invocation du gibet par ces deux gibiers de potence fait la nique au destin.   87 De quel côté aller.   88 Ou à la maison.   89 Il n’y a rien de tel. « Par Nostre Dame ! il n’y a tel. » Jolyet.   90 Je vais d’un bon pas à la ville, où se trouve le marché. « Sur ses pas s’en retourne grand erre. » Piron.   91 Certaines halles louaient un entrepôt où les marchands qui venaient de loin pouvaient stocker des denrées non périssables.   92 Tricher aux cartes ou aux dés. Les tricheurs opèrent en duo.   93 Un tronçon.   94 Où tu me mèneras.   95 F : deux cinges  (Le Viandier de Taillevent et le Ménagier de Paris donnent la recette de l’ « entremez d’un cigne revestu en sa peau atout [avec] sa plume ». Seuls les benêts croyaient que cette peau, crue et couverte de plumage, pouvait se manger. Donc, Barat nous signifie que son comparse est loin d’être un benêt.)   96 Ou du moins, je le crois.   97 Au marché. Le Vilain a récupéré ses deux pots en terre ; il les pose sur un drap.   98 F : Jayray  (Dans le marchandage à deux mots, le vendeur annonce un prix, et le client un autre prix, plus bas, que le vendeur accepte. Voir le vers 201.)   99 Pour peu que l’argent sorte des bourses.   100 Les deux trompeurs sont au marché, où ils ont vendu l’âne.   101 Si le « travail » ne nous fait pas défaut.   102 À crédit.   103 Tant qu’il en viendra. « En basse Normandie, amenée, grande quantité, grand arrivage : Ils sont venus avec une amenée de monde. » Littré.   104 Notre châtré. « En habits desguiséz et la barbe pelée, quia forte castrati [parce qu’ils sont peut-être châtrés]. » Nicolas de Cholières.   105 Un vrai idiot. « La parante [cette parenté]/ Me fera jénin [tout] parfaict. » Pernet qui va au vin.   106 Il faut lui en faire une bien bonne. « Quelq’un qui nous en bailla d’une. » Guillaume Coquillart.   107 Pourvu.   108 Ce que. Même vers que 279.   109 F : incongneu  (Comme si tu me connaissais de vue. « Scipion, à eux bien cogneu de veue. » Ludovic de Birague.)   110 F : ung  (« La royne (…) luy fit une moult grant bien-venue. » Méliadus.)   111 Dans le vif du sujet.   112 Je n’ai pas gagné un sou. Le côté face de certaines pièces était frappé d’une croix.   113 Il se plante devant le stand du potier. À aucun moment ledit potier ne reconnaîtra ses bourreaux : ou il s’agit d’une convention théâtrale (étonnante de la part d’un auteur qui déploie un tel réalisme dramatique), ou le comédien simulait une forte myopie. Dans ce cas, le vers 142 est beaucoup plus drôle qu’on ne le croirait au premier abord.   114 Tout ce marchandage évoque le marchandage de Pathelin et du drapier : « Voulez-vous à ung mot ? »   115 Un centime de plus.   116 Plutôt que de vous vendre ces pots pour 3 deniers tournois, j’aimerais mieux les garder jusqu’à la saint-glinglin.   117 « Drap est cher comme cresme. » Farce de Pathelin.   118 Il fait semblant de reconnaître Cauteleux.   119 Possible allusion à l’expulsion des juifs, en 1492.   120 F : castellonne  (La Cerdagne faisait partie de la Catalogne.)  Barat ne mentionne que des lieux situés au sud de la Loire. C’est dans ces régions lointaines qu’il fait vivre le prétendu père de Cauteleux, afin que la nouvelle de sa mort n’ait pas pu arriver jusqu’en Normandie.   121 Le comté de Foix, où régnaient les comtes de Fouez.   122 F : medor  (Dans l’estuaire de la Gironde, près de Bordeaux.)   123 Marseille. Les Nordiques prononçaient — et parfois écrivaient — Marcelle.   124 Trépigné, agité les jambes.   125 F : quil  (Un fait nouveau qui.)   126 F remonte cette didascalie au-dessus de la rubrique.   127 Debout. Double sens : en érection.   128 F remonte cette didascalie au-dessus de la rubrique.   129 F : crie  (On applique cette formule aux morts : « Ainsi est-elle trépassée…./ Dieu luy face/ Mercy à l’âme ! » Seconde Moralité.)   130 F : Certes vous me le pairez coutant  (Comptant. Au vers 427, l’auteur écrit encore : « S’il paye contens. »)  « Pour en payer ainsi les pots cassés. » Piron.   131 F : sans   132 Je n’y suis pour rien si son père est mort.   133 Et même, je ne l’avais jamais vu, son père.   134 Perdre mon bien. Double sens involontaire : Perdre mon père.   135 F : Jen enraygeray  (Je vais devenir fou.)   136 Marchandeur, client.   137 D’aller se jeter dans la Seine, ou dans le Robec, les deux rivières qui arrosaient Rouen. F remonte cette didascalie au-dessus de la rubrique.   138 Damné.   139 Destiné à mourir. Encore une provocation de truand.   140 Je vais me noyer de ce pas. Cauteleux part en courant.   141 Potier, vous allez le rendre fou.   142 Barat court après Cauteleux.   143 Je garderai ce camouflet. « Quelque prune dure, bien verte,/ Sans dire mot (le mary) avallera. » Le Pèlerin et la Pèlerine.   144 Rien d’autre.   145 F : ou  (« Le grand deable l’emporte ! » Lucas Sergent.)   146 Les deux trompeurs quittent la ville et reviennent sous l’arbre, près du chemin où va repasser le Vilain pour rentrer au village.   147 A perdu son temps. Baiser le marmot, ou le marmouset, est la même expression que « baiser la cliquette » (Sermon pour une nopce, note 90) : attendre pour rien devant la porte de sa belle. On sculptait souvent un marmot [un singe] ou un marmouset [un petit singe] sur le heurtoir des portes. Dans le même sens, nous disons aussi « croquer le marmouset » (Monluc, Comédie de proverbes).   148 Œuvrer.   149 Celui qui.   150 Un autre tour pour finir en beauté.   151 F : te   152 Qu’un drap de soie, véritablement.   153 Attaché par le bourreau à la queue d’un cheval. « Je vous feray traŷner et pendre ! » (Mistère de la Passion de Troyes.) C’est là encore un défi au destin ; nos deux futurs pendus ne manquent pas de panache, contrairement au Vilain, qui est craintif, pleurnichard, bigot, crédule et superstitieux.   154 F : Or  (Sinon, je renoncerai au métier de trompeur.)   155 Délivré, quitte. Cf. l’Arbalestre, vers 40.   156 Ce que. Même vers que 189.   157 F : ie te lieray en plaine voye  (Je te lairrai = je te laisserai. « Je vous lerray pour mieulx courir. » L’Aveugle et Saudret.)   158 Vers manquant. « Je me tien tousjours sus mes gardes. » Lucas Sergent.   159 F : le   160 F : veult mettre  (à la rime.)   161 F remonte cette didascalie sous le vers 289. À propos des personnages qu’on fourre de gré ou de force dans un sac, voir la note 150 du Villain et son filz Jacob. Le sac qui renferme Barat est couché au milieu du chemin. Cauteleux se dissimule derrière l’arbre.   162 La moralité Marchandise et Mestier (BM 59), dont le Temps qui court est l’un des personnages, décortique les mêmes griefs ; mais comme ils sont éternels, on ne saurait y voir un élément de datation.   163 F : Crie  (Le ms. de base portait « Or ie ».)   164 Le Vilain s’engage sur le chemin. Il arrive près de l’arbre. Cauteleux, caché derrière, va siffler pour prévenir son compère, afin qu’il se tienne immobile dans son sac.   165 Une déchirure du sac lui permet de respirer, et d’être entendu et vu par le public.   166 Le Vilain peut bien bâfrer tout son pain, ce qui va lui donner soif. « Menger, riffler et transgloutir. » Pates-ouaintes.   167 F : boura  (Il va « boire » une bonne dose de coups. « En donnant maint coup et tatin/ Aux Angloys. » Godefroy.)   168 Je vois ici. Idem vers 367.   169 Il fait un bond de côté.   170 N’ayant pas subi la rupture de l’hymen. « Ains naquit d’icelle cest benoist enfant sans blessure du corps virginel de nostre Dame. » ATILF.   171 La Reine de grâce est encore la Vierge.   172 Si tu es du côté de Dieu.   173 Si tu es du côté du diable.   174 Investi d’une charge. Idem v. 390.   175 Je vivrais dans le confort, et non dans l’ascétisme religieux. Les abbayes sont un des bénéfices ecclésiastiques les plus lucratifs et les moins contraignants, à tel point que des abbés commendataires en possédaient plusieurs où ils n’allaient jamais : cf. les Sotz ecclésiasticques, vers 165, 186, 306, etc.   176 F : ie  (Que je ne mange.)   177 F : mon  (J’accepterais ce bénéfice ecclésiastique.)   178 Tout d’un coup, sans passer par le protocole. Cf. l’Aveugle et le Boiteux, vers 117.   179 Dans la farce de Guilliod, un faux moine veut mener la douce vie au couvent. Cependant, son ignorance l’inquiète : « Mais je ne sçay ny A ny BÉ. » Heureusement, ses compagnons de réfectoire n’en savent pas plus que lui, et tout finit bien : « Je fays maintenant bonne chière…./ D’asne, je suys venu prieur. »   180 F : nul bien  (Aucune chose. « Mieulx vault sagesse sans grant beaulté avoir/ Que d’estre beau sans nulle riens sçavoir. » Pierre Sala.)   181 En grandes pompes.   182 Si je voulais m’en retourner.   183 Tous les compliments. Le Vilain oublie qu’il ne sait pas lire (vers 352).   184 Donnez-m’en une bonne quantité, comme on dit aux tripières : « Et ! baillez-m’en plus largement ! » (L’Aveugle, son Varlet et une Tripière.) Mais on ne va bailler au Vilain que des coups de bâtons.   185 Du monsieur le prieur. « Cujus vitam, domne prior, credo vos habere. » Chronicon clarevallense.   186 F : chemin   187 Battu. Les deux trompeurs ramassent un bâton.   188 Vers manquant. Je le supplée d’après les didascalies de la fameuse scène du sac des Fourberies de Scapin : « En contrefaisant sa voix, (…) il donne plusieurs coups de baston sur le sac. »   189 Décidé.   190 Vaillamment.   191 Les noms de certains fruits désignent des coups, comme la « mûre » du vers 397. De nos jours, nous dirions une châtaigne, un marron, une pêche.   192 Cette mauvaise bastonnade. Voir la note précédente.   193 Je veux cet office d’abbé tout de suite.   194 Prends ce coup dans les dents. « Croque, croque,/ Mon amy, ceste mitaine [gifle] ! » Le Povre Jouhan.   195 F : et bande  (Happer = recevoir un coup, comme au vers 393. « Happe, cousin, happe cela ! » Le Povre Jouhan.)   196 Cette chiquenaude.   197 F : gu  (Jamais, depuis ma naissance. « Oncques, depuys l’heure que je fu né. » Rondeau.)  Dans plusieurs régions, -eu rimait en -u, comme aux vers 313-4 et 397-8. Le Cuvier fait rimer « feu » avec « battu ».   198 Tandis que tout nous réussit. Les deux trompeurs s’éloignent du sac.   199 Vers manquant. J’emprunte le vers 239 de l’Homme à mes pois, en m’autorisant de ce que dit notre Vilain à 293 : « Il est tard. »   200 F : Cy  (Il est probable qu’on chantait ces 4 sixains. C’est l’avis de F. Lecoy : « Cauteleux et Barat s’esquivent en chantant. »)   201 Tromperie.   202 F : les moyens  (Ni le moyen employé.)   203 Une perfide ruse.   204 Si le trompeur paye comptant.   205 Que le feu de l’enfer la brûle et la consume !   206 Il parvient à s’extraire du sac.   207 F : gart et  (Même vers que 294. « Dieu y puist bonne part avoir ! » ATILF.)   208 Que je sorte du sac.   209 Ils m’ont meurtri tout ce côté du corps.   210 F : faulte  (Correction de Jelle Koopmans : Le Recueil de Florence, Paradigme, 2011, pp. 190-199.)  Le comédien s’adresse au public.   211 F : aultre  (Dans notre démonstration, notre représentation. Cf. Pour le Cry de la Bazoche, vers 24.)   212 Cet aveu de fausse modestie conclut plusieurs congés de farces : « En supportant nostre ignorance. » Gautier et Martin.

LE MÉDECIN QUI GUARIST DE TOUTES SORTES DE MALADIES

Recueil Rousset

Recueil Rousset

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LE  MÉDECIN  QUI

GUARIST  DE  TOUTES

SORTES   DE  MALADIES

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Évoquant cette farce — ou plutôt, cet empilement de séquences graveleuses et scatologiques —, Emmanuel Philipot a dit1 : « Le travail d’invention de l’auteur a consisté à choisir dans les Facéties du Pogge six anecdotes en majorité relatives à des médecins, puis à les relier tant bien que mal en les faisant rentrer dans une intrigue rudimentaire. » Philipot cite Montaigne (Essais, II, 10) : « Ceux qui se meslent de faire des comédies (…) entassent en une seule comédie cinq ou six contes de Boccace. » L’auteur de notre farce ne semble pas avoir lu le Liber facetiarum de Poggio Bracciolini dans l’original latin. Il en a plutôt connu la traduction de Guillaume Tardif, parue vers la fin du XVe siècle et souvent rééditée ; c’est donc elle que je citerai.

Le début est très proche de Chagrinas : un charlatan qui se dit médecin vend des remèdes magiques devant sa porte, et veut bien payer de sa personne pour satisfaire ses patientes.

Aux quatre personnages officiels, ajoutons l’âne Martin Baudet, qui tient un rôle non négligeable. Il s’agit, selon toute vraisemblance, d’un âne vivant. Les Mystères de la Nativité en louaient un pour transporter Marie et pour figurer dans la crèche ; or, on incluait dans ces Mystères des farces qui bénéficiaient du même décor et des mêmes accessoires qu’eux : voir la notice des Tyrans.

Source : Recueil de plusieurs farces tant anciennes que modernes. Paris, Nicolas Rousset, 1612, pp. 3-21. La pièce fut donc éditée plus d’un siècle après avoir été écrite.

Structure : Rimes abab/bcbc, rimes plates.

Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.

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*

Farce nouvelle et récréative du

Médecin qui guarist

de toutes sortes

de maladies & de

plusieurs autres.

Aussi fait le nés à l’enfant d’une

femme grosse, & apprend à deviner.

*

À quatre personnages, c’est à sçavoir :

       LE  MÉDECIN

       LE  BOITEUX

       LE   MARY

       LA  FEMME

*

                        LE  MÉDECIN  commence                    SCÈNE  I

        Or faictes paix2, je vous [en] prie,

        Afin que m’oyez publier

        La science, aussi l’industrie

        Que j’ay apris à Montpellier3 ;

5      J’en arrivay encore hyer,

        Avec la charge d’un chameau

        De drogues4, pour humilier

        Femmes qui ont mauvais cerveau5.

        J’ay aussi du bausme nouveau

10    Pour guarir playes et fistules.

        Et dedans cest autre vaisseau,

        De toute sorte de pillules

        Pour les basses et hautes mules6,

        Pour fièbvres, chaut mal7 et jaunisse[s],

15    Mal de dents et de mendibules,

        Et de mammelles de nourrices.

        Ouvrier [je suis]8 des plus propices

        Qui soit en ce monde vivant

        Pour renouer9 bras, jambes, cuisses,

20    Soudain et viste comme vent.

        Onc homme on ne vid plus sçavant

        En chirurgie n’en physique.

        Et mieux que ceux de par-devant10

        Je me connois en la practique.

25    J’ay appris d’un devin antique

        Qui se tenoit par-delà Thrace11

        À deviner, guarir colique.

        Je n’en dy plus : l’heure se passe.

.

                        LE  BOITEUX 12                                   SCÈNE  II

        Je pourrirois en ceste place

30    Avant que j’en sceusse13 bouger.

        Hélas ! Monsieur, par vostre grâce,

        Vueillez-moy mon mal alléger !

                        LE  MÉDECIN

        Je désire te soulager.

        Qu’as-tu ? Tu es froid comme marbre.

                        LE  BOITEUX

35    Las ! Monsieur, je suis cheu d’un arbre

        Et me suis desmis [la jointure]14.

                        LE  MÉDECIN

        Sans y mettre oignement n’ointure15,

        Je te la remets et r’assemble16.

                        LE  BOITEUX

        Ha ! Je suis guary, ce me semble.

40    À vous suis tenu grandement.

                        LE  MÉDECIN

        Que donneras-tu franchement,

        Si je t’enseigne de léger17

        À descendre sans tel danger

        (Qui n’est pas petite science) ?

                        LE  BOITEUX

45    Je vous promets en conscience

        De vous payer à vostre gré.

                        LE  MÉDECIN

        Escoute : Soit d’arbre ou degré18,

        Garde-toy de te plus haster

        Que tu n’avois faict à monter,

50    Alors qu’il t’en faudra descendre.19

                        LE  BOITEUX

        Et vous, ne vous hastez de prendre

        Non plus que je faicts de bailler.

                        Il dict en s’enfuyant :

        Il se cuidoit de moy railler ;

        Toutefois, j’ay gaigné le jeu.

.

                        LA  FEMME 20                                      SCÈNE  III

55    Mon mary, pour l’amour de Dieu,

        Menez-moy à ce médecin

        Duquel on parle tant, afin

        De voir s’il me pourra guarir.

                        LE  MARY

        Je vas nostre baudet quérir

60    Pour plus doucement vous mener.

                        LA  FEMME

        Hastez-vous donc de l’amener !

        Je debvrois y estre desjà.

                        [LE  MARY.]  Il va quérir son asne,

                        et monte sa femme dessus. Puis dit :

        Allons, hay, baudet ! Comme il va !

                        LA  FEMME

        Ne le faictes si fort haster,

65    Ou à bas me ferez jetter,

        En danger de me rompre le col.

        Conduisez-le par le licol,

        De crainte qu’il ne vous eschappe.

                        LE  MARY

        Martin21 Baudet, si je vous happe,

70    Je vous donneray tant de coups

        Que vous feray aller tout doux.

        Vous faictes de l’acariâtre ?

                        LA  FEMME

        Il n’est pas saison de le batre

        Maintenant, qu’il nous faut soigner22

75    Allégeance à mon mal donner.

        Il suffit mais qu’il aille l’amble23.

                        LE  MARY

        Arrivéz sommes, ce me semble,

        Où le médecin fait demeure.

        Il est que vous descendiez heure.

80    Arreste, hau, baudet ! [Or, cesse]24 !

                        LA  FEMME

        Aydez-moy, que je ne me blèce.

                        LE  MARY 25

        Dévaller pouvez — embrassée

        Vous tenant — sans estre offencée26.

        Voilà l’huis : heurtez seurement.

                        LA  FEMME

85    Ne vous esloignez nullement,

        Tandis. Et faictes l’asne paistre.

                        Le mary se couche contre terre et

                        s’endort. Tandis, l’asne s’en va.27

.

                        LA  FEMME,  parlant au médecin.       SCÈNE  IV

        J’ay très grand douleur, nostre28 Maistre,

        Depuis le genouil jusqu’à l’aine.

        Voudriez-vous bien prendre la peine

90    De me guérir, en vous payant ?

                        LE  MÉDECIN

        M’amye, j’en suis très content.

        Et vous tenez seure et certaine

        Que pour discerner nerf et veine,

        N’y a nul mieux que moy apris.

95    Ce mal, comment vous a-il pris ?

                        LA  FEMME

        L’autre hyer, revenant de Monmartre29

        (Où allée estois pour m’esbatre),

        Cheus, de malheur, à [la] renverse30.

                        LE  MÉDECIN

        Si voulez que je la redresse,

100  Il convient [qu’el soit manïée]31.

                        LA  FEMME

        Encor(e) que je sois mariée,

        [Il me faudra]32 cela permettre

        Toutefois, pour à mon mal mettre

        Et donner quelque alégement

105  (Ce que ne voudrois autrement).

        Faictes comment vous l’entendez.

                        LE  MÉDECIN 33

        Maintenant, la jambe tendez34 !

        [Je croquerois bien ceste prune.]35

                        LA  FEMME

        Ho ! je ne sens douleur aucune.

110  Guarie suis, ou autant vaut.

        Dictes, Monsieur, ce qu’il vous faut ;

        Ne m’espargnez ne tant, ne quand36.

                        LE  MÉDECIN 37

        De vous je me tiens très content :

        Dresser m’avez faict (c’est assez)

115  Le membre. Ne sçay s’y pensez.

        Prenez que l’un aille pour l’autre.

                        LA  FEMME

        Je comprens l’intention vostre.

        Mais mot38 ! Devisons d’autre chose.

        J’ay opinion d’estre grosse :

120  Diriez-vous bien de quel enfant39 ?

                        LE  MÉDECIN

        Ouy, m’amie, et tout maintenant.

        Çà, vostre main, que je la voye40 !

        Ha ! qu’est-ce-cy ? Dieu y pourvoye !

        J’apperçoy ce qu’oncques ne veis,

125  Ou je perds et sens et advis,

        Tant la chose est extr(a)ordinaire41.

                        LA  FEMME

        Mais qu’il ne vous vueille desplaire,

        Vous me direz s’il y a rien42

        Qui vous semble autrement que bien.

130  Je vous en prie d’amitié.

                        LE  MÉDECIN

        Ma foy ! vous me faictes pitié,

        Vous voyant si jolie et cointe43.

        Car l’enfant dont estes enceinte

        N’a point de nés44, c’est vérité.

                        LA  FEMME

135  Hélas ! Monsieur, par charité,

        Sçauriez-vous à ce mal pourvoir ?

                        LE  MÉDECIN

        Je luy en feray un avoir

        Avant qu’il soit demain ceste heure,

        Si voulez que je vous sequeure45.

140  Ou tardif sera le secours46.

                        LA  FEMME

        J’auray doncques à vous recours

        Pour l’œuvre encommencé parfaire.

                        LE  MÉDECIN

        Un ouvrier vous faut, pour ce faire,

        Qui entende ce qu’il fera ;

145  Autrement, le nés ne tiendra,

        Restant difformé le visage.

                        LA  FEMME

        Je vous donneray si bon gaige47

        Que serez très content de moy,

        Avant que parte, sus ma foy,

150  S’il vous plaist en prendre la peine.

                        LE  MÉDECIN

        Très volontiers, tant je vous ayme,

        Sans que, pour ce, rien vous demande.

        Mais la compagnie est trop grande48

        Pour mettre en ouvrage et effect

155  Ce qu’entens. Cherchons lieu secret :

        Trop de gens entendroient mes tours49.

                        Ils s’en vont ensemble.50

.

                        Et le mary se resveille et dit :                  SCÈNE  V

                        LE  MARY

        Hau, baudet ! Pais-tu pas51 tousjours ?

        Où est-il allé ? Qu’est-ce-cy ?

        S’en est-il point fuÿ, aussi ?

160  L’avez-vous point veu, bonnes gens ?

        L’ont point emmené les sergens,

        Du procès sçachans le trictrac52 ?

        En ce lieu, n’en apperçoy trac53.

        Peut-estre un loup s’en est farcy.

165  Tant tu me donne de soucy

        Et de courroux, maudit sois-tu !

        Encore seray-je battu

        De ma femme, je m’y attens.

.

                        LA  FEMME 54                                      SCÈNE  VI

        J’ay cy esté assez long temps,

170  Monsieur. Faut me remettre en voye,

        Requérant à Dieu qu’il pourvoye

        De nés à mon enfant joly.

                        LE  MÉDECIN

        Il en aura un bien poly,

        Que luy ay faict bien et [à] poinct55.

.

                        LE  MARY                                             SCÈNE  VII

175  Mais ma femme ne revient point,

        Non plus que mon asne, au repaire56.

        Il me faut le malade faire,

        Pour éviter d’estre battu.

                        Il se couche, puis dit :

        Hé ! mon Dieu ! M’amie, où es-tu ?

180  Tant je sens de mal entour moy !

.

                        LA  FEMME                                           SCÈNE  VIII

        Vous me mettez en grand esmoy !

        Qu’avez-vous à vous plaindre tant ?

                        LE  MARY

        S’au médecin ne vas comptant57

        Mon mal, je mourray promptement.

                        LA  FEMME

185  Allez-y doncques vistement

        Tandis qu’il est en la maison.

                        LE  MARY

        Que luy porteray-je ? Un oyson,

        Ou des poulets, ou de l’argent ?

                        LA FEMME

        Il est courtois, honneste et gent.

190  Allez seulement, ne vous chaille.

        Ne portez ny denier, ny maille ;

        Il ne vous demandera rien.

.

                        LE  MARY,  y allant.                             SCÈNE  IX

        Que ce me seroit un grand bien

        Si ma femme devenoit bonne !

.

195  Holà ! Holà ! N’y a-il personne ?                              SCÈNE  X

                        LE  MÉDECIN

        Si a, dea ! Que demandez-vous ?

                        LE  MARY

        Monsieur, las ! J’ay si fort la toux

        Qu’il faut que prenne médecine.

                        LE  MÉDECIN

        Voicy de la pilule fine

200  Qui vaut mieux qu’autant d’or massis58.

        Il t’en faut prendre cinq ou six :

        Cela guarira tous tes maux.

                        LE  MARY  en prend, puis dit :

        Qu’est-ce ? Diable ! ils sentent les aux59.

        Comment il[s] roullent dans mon ventre !

205  Ha ! il faut que mon cul s’esvente60.

.

                        Il va à l’escart pour faire ses « affaires »,

                        où il trouve son asne.61 Puis dit :

        Ha ! baudet, estiez-vous icy ?                                    SCÈNE  XI

        Quel bon médecin ! & sans [nul] si62,

        M’ayant guary, et sans grand queste63,

        Fait aussi retrouver ma beste.

210  Vrayement, je l’en contenteray

        Du premier argent que j’auray.

        Sus, baudet ! À l’hostel64 ! Sus, sus !

.

                        LA  FEMME,  en acouchant.65              SCÈNE  XII

        Hélas ! Mon Dieu, je n’en puis plus.

        Hélas, hélas ! le « cœur66 » me fend.

                        LE  MARY

215  Et quoy ! Ma femme a un enfant ?

        Hé ! m’amie, comment vous est67 ?

                        LA  FEMME

        Bien, Dieu mercy, puisqu’il luy plaist

        Que mon enfant est bien venu.

                        LE  MARY

        J’ay l’entendement tout cornu68

220  De ce qu’accouchée vous voy.

        Treize mois sont, je l’apperçoy,

        Qu’avecques vous je n’ay couché,

        Au moins que ne vous ay « hoché69 ».

        Et si70, dès la première année

225  Qu’avec moy feustes mariée,

        Vous geustes71 au bout de six mois.

                        LA  FEMME

        Vous ne l’aviez plus de trois doigts

        Mis avant72 : et pour ceste cause,

        L’enfant vint sans plus longue pause,

230  N’ayant si long chemin à faire.

                        LE  MARY

        Il s’ensuit par raison contraire

        Que l’y ay fourré trop avant

        À ce coup, puisqu’il a mis tant.

        J’ay peur de vous avoir gastée73.

                        LA  FEMME

235  Non avez, non. Mais la nuictée

        Que vous me feistes cest enfant,

        Je vis une asnesse, en dormant74 ;

        Parquoy, treize mois l’ay porté.

                        LE  MARY

        Il est donc mien, tout doubte osté.

                        Il prent l’enfant et le regarde, puis dit :

240  Il a tant beau nez que c’est rage !

                        LA  FEMME

        Ha ! ce n’est pas de vostre ouvrage :

        Il ne vous estoit souvenu

        Luy en faire. On en est tenu

        Au bon ouvrier qui l’a parfaict.

                        LE  MARY

245  Qui, tous les diables, l’a donc faict ?

        Comment ! faict-on le nez à part ?

        Tenez-le ; j’en quitte75 ma part,

        Et m’en vas à ce médecin

        — Qui, peut-estre, est aussi devin —

250  Sçavoir qui ce nez a refaict.

        Mais mieux me vaudroit en effect,

        Ce croy-je, apprendre à deviner,

        Voire : car j’en pourrois gaigner

        De l’argent. Or vay-je orendroit76

255  M’enquérir de luy s’il voudroit

        M’y apprendre. C’est bon party.

.

        Monsieur, voicy un apprenty                                     SCÈNE  XIII

        Qui vient apprendre la science

        De deviner, comme (je pense)

260  Vous l’apprenez à toute gent.

                        LE  MÉDECIN

        Ouy dea. En me donnant argent,

        Je te l’aprendray, sans doubtance.

        Ne prendras77 pour toute pitance

        Que de ces pilules que j’ay,

265  Dont aussitost qu’auras mangé,

        Tu seras un devin parfaict.

        Regarde à toy ; pense à ton faict.

        Dy-moy : que me donneras-tu ?

                        LE  MARY

        Tout compté et tout rabatu,

270  Voilà un bel escu comptant.

                        LE  MÉDECIN

        Par mon âme ! j’en suis content.

        Mais tu payeras les confitures78,

        Autant les molles que les dures

        (Stercus79 canis, boue de blé)

275  Qu’ensemble ay mis et assemblé.

        Tu en prendras ou deux, ou trois ;

        Cela faict, la première fois

        Que parleras, sois asseuré

        Que ce que diras sera vray.

280  Or, pour ce secret-là t’apprendre,

        Ouvre la bouche : il te faut prendre

        De ces pillules que voicy.

                        LE  MARY 80

        Fy ! Tous les diables ! qu’est-ce-cy ?

        Cela sent plus fort que moustarde.

                        LE  MÉDECIN

285  Devine.

                        LE  MARY

                       Le sambieu ! c’est merde81 !!

                        LE  MÉDECIN

        En ma conscience, c’est mon82.

        Or fais-je veu à sainct Simon

        Que tu es [un] très bon devin.

                        LE  MARY

        Allez, yvrongne, sac à vin !

290  Feussiez-vous pendu par le col !

                        LE  MÉDECIN

        Da ! Ton asne avec son licol

        Estoient perdus, si je ne feusse83 ;

        Et si, mon payement n’en eusse84

        Sans que par subtile façon

295  J’ay[e] tiré ton jaulne escusson85.

        Et la cuisse que j’ay remise

        À ta femme, rien tu ne prise ?

        [Qu’ay-je eu pour avoir terminé]

        Son enfant qui, sans moy, fust né

300  Sans nez, qui t’eust esté grand honte ?

                        LE  MARY

        Vous l’avez donc fait, à ce compte,

        Ce nez ? Monstrez-moy à en faire

        De mesme, il ne vous coustera guère.

        Et si, bien vous contenteray.

                        LE  MÉDECIN

305  Retiens bien ce que te diray :

        Quand un autre enfant tu feras,

        Ton nez au trou du cul mettras

        De ta femme. Et ne sois testu86,

        Mais tiens-l’y bien — et deusse-tu

310  Y estre et jour et nuict aussi —

        Jusques à tant qu’elle ait vessi87.

        Par ainsi, il te souviendra

        Du nez, qui trop mieux en tiendra.

        Fais en la sorte que te dis.

                        LE  MARY

315  Ha ! vertubieu ! En faicts et dicts,

        Vous mocquez-vous ainsi des gens ?

        Si je peus trouver des sergens,

        Je vous feray mettre en prison88 !

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                        LE  MÉDECIN                                       SCÈNE  XIV

        Partir d’icy il est saison ;

320  Retirons-nous à nostre enseigne89.

        Vive tout drôle90 qui enseigne

        À faire le nez aux enfans !

        Adieu vous dy, petis et grands !

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                                    FIN

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XXIX.  UNG  FACÉCIEUX  ET  JOYEULX  CONSEIL  DONNÉ  À  UNG  RUSTICQUE.

Ce rusticque91 monta en ung de ces chastaigniers pour cueillir desdictes chastaignes. Mais il en descendit plus tost qu’il ne cuida, car il se fia à une branche, laquelle rompit dessoubz luy ; et cheut aval l’arbre, & se rompit une des costes de la poictrine.

Et près de là estoit ung plaisant et joyeulx homme nommé Minatius, qui vint pour réconforter ce pouvre malheureux rusticque qui estoit cheut. Et luy dist Minatius — qui estoit homme trèsjoyeulx et plaisant : « –Mon amy, réconforte-toy. Je te enseigneray et te donneray une reigle que, si tu la gardes92, jamais de arbre où tu montes tu ne cherras. –Haa (dist le blécé) ! J’aymasse mieulx que vous me l’eussiez dit devant que je fusse cheut : pas ne me fusse ainsi blécé. Toutesfoys, s’il vous plaist de me conseiller, il me pourra prouffiter au temps advenir. »

Adonc dist Minatius : « Mon amy, quant tu monteras en aulcun lieu hault, faictz que tu soyes aussi tardif93 à descendre comme à monter ; car si tu fusses aussi en paix descendu que tu es monté, jamais tu ne te fusse blécé. »

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LVI.  D’UNG  MÉDECIN  QUI  REDRESSA  LA  JAMBE  À  UNE  TRÈSBELLE  JEUNE  FILLE.

Ung médecin fut mandé pour médeciner une moult belle jeune fille, laquelle, en danssant et saillant94, se estoyt estors95 le genoul.

Quant ce médecin fut venu & qu’il tint la jambe de ceste moult belle jeune fille, & la cuisse plus blanche que neige, molle & tendre, en la maniant, le cueur luy eschauffa ; & se leva le « petit doy96 d’embas » tellement que de son estable97 il sortit. Et est assez vraysemblable que le maistre médecin, veu les préparatoires98, eust voulentiers sanglé le « bas99 » de la belle jeune fille. Et luy faisoit grant mal au cueur qu’il ne luy osoit demander.

Toutesfoys ne luy en dist rien. Mais après qu’il eut fait sa cure100, quant vint au partir, la belle fille, qui sentit sa jambe droicte101 & guarie, demanda au médecin combien elle luy devoit. Et il respondit : « Belle, vous ne me devez rien. Car, se je vous ay dressé ung membre, aussi avez-vous à moy. Ainsi, nous demourrons quittes l’ung vers l’aultre. »

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CII.  DU  FRÈRE  MINEUR  QUI  FIST  LE  NEZ  À  UNG  ENFANT.

Ledict Cordelier se doubtoit et bien appercevoit celle adolescente estre jà enceinte. Et, comme devin & vaticinateur102 des choses futures, en la présence du mary, appella ladicte femme & luy dist : « M’amye, vous estes grosse & enceincte. Et si, suis seur que vous enfanterez aulcune chose103 qui vous aportera moult de tristesse. » Adoncques la femme, suspectionneuse104 que ce fust une fille, dit qu’elle avoit espérance que ce fust une belle fille, gracieuse & amiable. Toutesfoys, le frère Cordelier tenoit ung visaige fort triste & monstrant signe scrupuleux de aulcune maulvaise fortune. Et tousjours gettoit ung triste regard sur ladicte femme, laquelle s’en espouventa et eut grant paour, voyant ce triste regard. Et elle luy pria moult affectueusement qu’il luy pleust luy dire que105 ce pouvoit estre de quoy elle estoit enceincte, & quelle fortune106 elle pourroit avoir. Mais le traistre et cauteleux frère Frappart107 disoit qu’il ne luy diroit point, & que c’estoit une chose trop horrible et merveilleuse à racompter.

Ce nonobstant, la pouvre femme, désirante et envieuse de sçavoir son mal, continua et persista ; et, en derrière de son mary, trouva le moien de parler audict moyne. Et par belles requestes, fist tant qu’il se consentit à luy dire le cas. Si dist : « M’amie, il fault doncques que la chose soit tenue bien secrette ; mais soyez seure que vous enfanterez ung filz qui n’aura point de nez, laquelle chose est la plus villaine qui puisse advenir en face108 d’homme. »

Lors fut la pouvre femme toute espouventée, et commença à dire : « –Hélas, sire ! N’i a-il point de remède à cecy ? Est-il force que l’enfant vienne sur terre sans nez ? Ce seroit ung cruel desconfort. –Taisez-vous (dist le Cordelier), m’amye. Pour l’amour de ce que je doys estre vostre compère109, il y a ung seul remède, que je vous y feray. Mais il fault que ce soit à certain jour & heure que le temps soit bien disposé, car aultrement n’y feroit-on rien. Avecques ce, fauldra-il que je couche avecques vous pour suplier110 la faulte de vostre mary et adjouster ung nez au visaige de vostre enfant. » Cette chose sembla dure à la pouvre femme ; toutesfois, affin que l’enfant ne nacquist ainsi defformé & monstrueux, elle se accorda de aller à ung certain jour en la chambre du maistre moyne, ce qu’elle fist ; et obéit111 à la voulenté de luy ainsi qu’il luy commanda.

Et pour tant que le ribault moyne trouva bon harnois112 entour elle, il luy dist que du premier jour ne pouvoit pas estre le nez bien fait. Et mesmes, quant ceste fille — qui estoit honteuse d’estre soubz ledict moyne — ne se remuoit, il luy disoit qu’elle se remuast affin que par la confrication113, le nez herdist114 mieulx au visaige, & tenist plus fermement.

En fin, ce filz nacquit avecques ung trèsbeau nez & grant, dont la femme s’esjouissoit ; et disoit au frère Frappart qu’elle estoit grandement tenue à luy par tant qu’il avoit mis grant peine à faire ung trèsbeau nez à son enfant…

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LV.  DE  CELLUY  QUI  CONTREFAISOIT  LE  MÉDECIN,  ET  DONNOIT  DES  PILLULES  POUR  TROUVER  LES  ASNES  PERDUS.

Ung pouvre simple homme perdit son asne ; dont il fut en si grande desplaisance que, de la mélancolie qu’il print, il fut constipé. Si pensa en soy-mesmes de se transporter vers ce médecin dont la renommée florissoit, pour sçavoir si, par aulcun art, il luy sçauroit à dire aucunes nouvelles de son asne.

Quant cestuy pouvre homme fut devant le notable médecin, il luy déclaira sa douleur. Et ne demanda pas santé, mais seullement s’il y avoit point de remède à recouvrer son asne que il avoit perdu. Ledict médecin, qui indifférentement de toutes choses se mesloit, respondit que ouy. Et, par le marché faict entre le pouvre homme & luy, ordonna que le bon homme prendroit six pillules ; lesquelles prinses, ledict bon homme s’en alla en sa maison.

Et, ainsi que lesdictes pillules — qui estoient aulcunement115 laxatives — luy eu[ren]t destrempé116 le ventre, contrainct de aler au retrait, il entre en ung petit lieu secret, plain de roseaux, hors le chemin, là où il trouva son asne paissant.

Alors commença le pouvre homme à extoller117 jusques au ciel la science dudit médecin, et les bonnes pillules qui luy avoyent faict trouver son asne…

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LXX.  DE  CELLUY  QUI  DEMANDA  SI  SA  FEMME  PORTOIT  BIEN  EN  DOUZE  MOYS  UNG  ENFANT.

En la cité de Florence fut ung citoyen qui avoit espousé une moult belle jeune femme, laquelle il habandonna pour aller à ung voyaige, là où il fut l’espace de ung an ou plus. Tellement que par sa trop longue demourée, la femme, à qui il ennuya118, avecques l’ayde de Nostre Seigneur Jésucrist — et de ses voysins119 —, fist tant qu’elle engrossa d’ung beau filz, dont son mary la trouva acouchée quant il arriva. Et de première venue, fut moult courroucé & dolent, disant que l’enfant n’estoit pas à luy, car il y avoit bien environ douze moys qu’il ne l’avoit veue.

Si s’en alla à une vieille matrosne qui demouroit auprès de luy120 ; et luy demanda, à bon privé conseil, s’il estoit bien possible que une femme peust bien porter ung enfant douze moys. « –O ! (dist la subtile matrosne), mon voysin, mon amy, ouy ! Sachez que, si le jour que vostre femme conceut, elle vit ung asne, elle a porté autant que porte une asnesse. C’est une chose toute clère, que l’en a par plusieurs foys veue advenir. Et pour tant, si vostre femme a esté douze moys portant enfant, ne vous en esbahissez point, car il vient de cela. » Lors fut le pouvre sotouart tout resconforté…

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LXXXV.  FACÉCIE  DE  CELLUY  QUI  VOULUT  ESTRE  DEVIN.

Advint qu’il y eust ung aultre sot oultrecuydé, disant qu’il luy donneroit ung bon pot de vin s’il luy sçavoit apprendre celle science de deviner. « Vrayement (dist le devin, qui bien apperceut la folie de l’aultre), ouy, mais que tu me donnes bon pris d’argent, et que tu mangeues121 ce que je te bailleray. Car devant122 que ung homme puisse avoir l’entendement assez cler et ouvert pour deviner, il est requis que il soit clarifié123, ce qui se fait en prenant d’une sorte de pilulles confites de toutes choses requises à ce cas. » Le pouvre sotouart respondit qu’il donneroit argent sur le champ, & qu’il mangeroit tout ce qu’on luy bailleroit. Et de fait, tira son argent et le bailla.

Ainsi, ledict devin s’en alla prendre ung peu de grosse urine — c’est assavoir merde —, & en fist une pillule grosse comme une avellaine124. Et la vint apporter à son aprentiz en disant : « Tien, ouvre la bouche pour manger ceste pillule. Et je te prometz que incontinent tu devineras aussi vray que l’Évangile, & sera vray le premier mot que tu diras. » Lors ouvrit ledit sot la bouche, et luy mist l’aultre ceste pillule dedans. Et sitost que le meschant sentit l’oudeur, il commença à vomir, & à dire : « O ! mon Dieu, que est-ce que tu m’as baillé ? Je suis perdu ! » L’aultre luy dist : « –Or devine. –Quoy (dist le sot) ? C’est merde ! –Par le sang bieu (dist le devin) ! Tu as deviné aussi vray que la patenostre. Tu es desjà ung maistre devin. »

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DES  MÉDECINS  &  DE  LA  MÉDECINE. 125

À propos des médecins empiriques (va dire un autre de la sérée126), escoutez deux ou trois vieux contes de ces médecins qui ne sçavent qu’une recepte pour toutes maladies, où vous trouverez plus de sens que de raison.

Il y avoit un pauvre homme qui, ayant perdu son asne, eut recours à un de ces médecins devineurs pour le recouvrer. Ce médecin luy baille cinq pillules, qu’il avala afin de trouver son asne. Ce bon homme retournant en sa maison, les pillules commençans à opérer, il se met hors du chemin pour aller à ses « affaires ». Et là, il trouve son asne, qui sans cela estoit en danger d’estre perdu. Ce qui bailla si grand bruyt à ce médecin, que plusieurs eurent envie de son sçavoir, & surtout pour apprendre à deviner.

Il convint de marché127 avec un ; & ayant prins argent d’avance, il bailla à son escholier, qui vouloit apprendre à deviner, trois pillules communes. Il est vray qu’il y entroit un peu de diamerdis128. Ce médecin, mettant la première pillule en la bouche de son disciple, luy demande : « Que vous ay-je baillé & mis en la bouche ? Devinez que c’est ! » Ce masche-merde129, de peur de perdre son argent, & à cause de la grand envie de sçavoir deviner, n’osa cracher ; mais il ne l’eut pas si tost sur la langue qu’il commença à deviner, & dire à son maistre : « –C’est de la merde.  –Et bien (va respondre son maistre), tu n’as point perdu ton argent : tu devines desjà. Es-tu pas contant ? »

Voilà pas (adjousta celuy qui faisoit le conte) une bonne recepte130, qui faict si tost deviner, encores qu’elle ne soit que sur le bout de la langue ? Regardez, s’il eust masché ceste pillule ou qu’il eust prins les deux autres, que c’eust esté !…

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1 Revue des études rabelaisiennes, t. IX, 1911, pp. 406-410.   2 Maintenant, taisez-vous. C’est l’ordre que les batteurs d’estrades donnent au public avant de commencer leur boniment. « Or faictes paix, ma bonne gent ! » L’Aveugle et Saudret.   3 Là se trouvait une des plus prestigieuses facultés de médecine d’Europe. Rabelais en fut l’élève, mais on y admettait aussi quelques charlatans, comme le futur Nostradamus, qui en fut d’ailleurs expulsé.   4 Avec de pleines malles de médicaments. Le bonimenteur préfère le chameau au mulet parce que l’exotisme conférait aux remèdes venus de loin une touche de mystère, et donc d’efficacité, au moins psychologique.   5 Pour rendre plus humbles les femmes qui ont mauvais caractère.   6 Contre les engelures aux talons ou aux mains.   7 Le chaud mal est la fièvre continue.   8 Éd : aussi  (Je suis un des meilleurs spécialistes.)  « Ou-vrier » compte toujours pour 2 syllabes, comme aux vers 143 et 244.   9 Pour remettre dans leur articulation.   10 Que mes devanciers.   11 Éd : Tharse  (La Thrace est une région de Grèce réputée pour ses sorciers. « Sorciers qui plantèrent si bien la sorcèlerie en la Thrace qu’elle y est demeurée jusques à présent. » Pierre Le Loyer.)   12 En s’appuyant sur un bâton, il clopine vers la maison du « médecin ».   13 Que j’en puisse.   14 Éd : une iambe.  (« Les joinctures des genoulx. » ATILF.)   15 Éd : ny herbe,  (Ni pommade, ni onguent. « Il me gari tout nettement/ Sanz emplâtre ny oingnement/ Mettre y, n’ointure. » ATILF.)   16 Le rebouteux manipule la jambe blessée.   17 Éd : legier,  (Aisément.)   18 Ou d’un escalier.   19 L’imprimé intervertit ce vers et le précédent. L’histoire originale est du Pogge : voir la facétie XXIX en appendice.   20 À la maison, avec son mari. Elle se plaint d’une jambe. Les spectateurs, contrairement au mari, voient qu’elle est enceinte.   21 C’est le nom traditionnel des ânes, bien avant Aliboron. « Martin, tost avant !/ Hay avant, bodet ! » Cautelleux, Barat et le Villain.   22 Qu’il nous faut songer à alléger mon mal.   23 Il suffit qu’il aille au trot alterné.   24 Éd : arreste.   25 Il prend sa femme dans ses bras.   26 Lésée, blessée.   27 La maison du médecin est encadrée par deux petites cours herbues. Le mari fait sa sieste dans l’une d’elles, mais l’âne va paître dans l’autre.   28 Éd : n’estre  (« Nostre maistre, Dieu gard ! » Jehan qui de tout se mesle.)   29 Un de ces pèlerinages où les épouses se rendaient sans leur mari. Dans la Farce de quattre femmes (F 46), on demande à une élégante si elle a coutume « d’aller jouer à Montmartre,/ Au pellerinage de Saint-Mors/ Pour visiter les sainctz corps/ Des moynes, pour vous esbatre ? »   30 Une femme choit à la renverse quand elle se fait culbuter par un homme. Cf. le Poulier à sis personnages, vers 40.   31 Éd : que ie la manie.  (Il faut que votre jambe soit manipulée.)   32 Éd : Qu’il me faille   33 Il masse la cuisse et l’aine de la femme, sous sa robe. Voir la facétie LVI du Pogge, en appendice.   34 Éd : fendez.   35 Vers manquant. « Et vous de croquer ceste prune ? » Beaucop-veoir et Joyeulx-soudain.   36 Si peu que ce soit. Pour la rime, on peut mettre : ne quand, ne tant.   37 L’imprimé remonte cette rubrique avant le vers précédent.   38 Pas un mot !   39 Quel est le sexe de l’enfant.   40 Un vrai médecin aurait tâté le pouls ; le devin se contente de lire dans les lignes de la main.   41 D’après Somaize, on prononçait « extr’ordinaire ». Le Grand Dictionaire historique des Prétieuses.   42 Quelque chose.   43 Gracieuse.   44 De nez. Voir la facétie CII du Pogge en appendice. Bonaventure Des Périers s’en inspirera <Nouvelles récréations et joyeux devis, IX>, mais transformera ce nez phallique en oreille testiculaire : De celuy qui acheva l’oreille de l’enfant à la femme de son voisin. Il sera suivi par La Fontaine, dans un conte ayant pour titre : le Faiseur d’oreilles et le raccommodeur de moules.   45 Éd : secoure  (« Se Dieu me sequeure. » Serre-porte.)   46 Sinon, mon secours arrivera trop tard.   47 Des gages, des émoluments.   48 Le public est trop nombreux.   49 Comprendraient mes actes médicaux. Mais aussi : mes ruses.   50 Ils vont derrière le rideau de fond. C’est souvent là qu’on abrite les scènes de coït : cf. le Poulier à sis personnages.   51 Ne broutes-tu pas.   52 Éd : trictric  (Les finesses. « Le tric-trac du Palais. » Godefroy.)   53 Éd : nul tric,  (Aucune trace. « Grant femme seiche, noire et mesgre,/ Qui veult d’amour suivre le trac. » Guillaume Coquillart.)   54 Elle sort de chez le « médecin ».   55 Double sens : « à point » = en érection. Cf. Frère Guillebert, vers 210.   56 Nous ne sommes pas chez le couple, mais dans une petite cour contiguë à la maison du médecin.   57 Conter.   58 Éd : massif,  (« Ses cheveulx blons comme fin or massis. » ATILF.)   59 Vos pilules sentent l’ail.   60 Que j’aille déféquer. Voir la facétie LV du Pogge en appendice. Un médecin des Cent Nouvelles nouvelles <79> remplace les pilules par un clystère, qui permet aussi au paysan de retrouver son âne. Des Périers <94> confirme l’efficacité du traitement : D’un pauvre homme de village qui trouva son asne, qu’il avoit esgaré, par le moyen d’un clistaire qu’un médecin luy avoit baillé.   61 Le mari se rue dans la seconde cour, où broute son âne.   62 Sans hésitation. « Et je vous jure sans nul sy/ Que loyaument vous serviray. » René d’Anjou.   63 Sans chercher longtemps.   64 À la maison ! Le mari monte sur l’âne et rentre chez lui, où sa femme est déjà arrivée. On suppose qu’il est assis à l’envers sur l’animal : c’est la punition qu’on infligeait aux hommes qui se laissaient battre par leur épouse (vers 167 et 178). Voir la note 30 du Munyer.   65 Nombre de Mystères ou de Miracles montrent une ou plusieurs scènes d’accouchement. La femme porte sous sa robe un poupon maintenu par une ficelle ; il suffit de tirer sur le bout pendant de la ficelle pour que le poupon se détache et tombe.   66 Délicat euphémisme. La femme récupère le poupon, qui est pourvu d’un immense nez.   67 Comment vous sentez-vous ?   68 Perturbé. L’auteur n’a pas mis par hasard le mot « cornu » dans la bouche d’un cocu.   69 Éd : hochée,  (Secouée sexuellement. Cf. Frère Guillebert, vers 359.)   70 Et pourtant. Idem vers 293.   71 Vous avez accouché (verbe gésir). Sur les femmes qui ont un enfant peu après leur mariage, voir Jolyet.   72 Vous n’aviez pas mis dedans plus de 5 cm.   73 De vous avoir blessée.   74 Les rêves et les envies des femmes enceintes influaient sur le physique ou le caractère de leur futur enfant. La gestation de l’ânesse dure 12 ou 13 mois : voir la facétie LXX du Pogge en appendice.   75 Je vous en abandonne.   76 Maintenant. Le mari retourne chez le « médecin ».   77 Éd : prenant   78 Les excréments. « Bouter sa teste au trou du retrait [des latrines], où il fut bien ensensé de la confiture de léans. » Cent Nouvelles nouvelles.   79 Éd : Cucta  (Mélangé à du miel, le « stercus canis officinarum », c.à-d. les crottes de chien, s’appliquait sur une gorge enflammée.)  La boue du blé, c’est le son, avec lequel les gens de théâtre représentaient les excréments : voir la note 187 du Retraict. « Bou-e » compte pour 2 syllabes, et l’imprimeur écrit d’ailleurs « bouë ».   80 Il met une pilule dans sa bouche.   81 Au milieu du XIIIe siècle, déjà, Rutebeuf dépeignait un charlatan qui soignait avec « de la merde de la linote/ Et de l’estront de la putain ». Li Diz de l’erberie.   82 C’est exact. Cf. le Badin qui se loue, vers 302. Voir la facétie LXXXV du Pogge en appendice.   83 Si je n’avais pas été là pour te permettre de les retrouver.   84 Et pourtant, je n’en aurais pas eu le paiement.   85 Ton écu d’or (au vers 270).   86 Ne sois pas cabochard.   87 Qu’elle ait pété.   88 Clin d’œil à la farce de Pathelin : « Se je trouvasse/ Ung sergent, je te fisse prendre./ ….Mésadvenir/ Luy puisse-il s’il ne t’emprisonne ! » Le mari s’en va.   89 Sans doute à l’enseigne d’une taverne, comme l’apothicaire Doribus.   90 Tout mauvais plaisant.   91 Ce paysan. Voici donc les 6 nouvelles que notre fatiste adapta pour la scène. La traduction de Guillaume Tardif s’intitule : les Facécies de Poge, Florentin, translatées de latin en françoys, qui traictent de plusieurs nouvelles choses moralles. Pour racompter en toutes bonnes compaignies.   92 Si tu l’appliques.   93 Lent. « Tardif » est la signature du traducteur.   94 En sautant.   95 Tordu.   96 Doigt = pénis. « Il fut esbahy & honteux que son petit doy ne levoit. » Pogge-Tardif, LIV.   97 De sa braguette.   98 Vu ces préliminaires.   99 Jeu de mots sur le bât et le bas. « Mon père (…) a mille fois sanglé le bas à ma mère. » Pogge-Tardif, LXXX.   100 Qu’il l’eut soignée.   101 Redressée.   102 Annonciateur.   103 Quelque chose.   104 Soupçonnant. On préférait avoir un garçon, qui pourrait reprendre les affaires familiales, plutôt qu’une fille, à qui l’on devrait fournir une dot pour la marier, pour peu qu’elle soit mariable.   105 Ce que.   106 Quel destin.   107 Surnom des moines paillards, notamment des Cordeliers, dont font partie les Frères mineurs nommés dans le titre. Cf. Frère Frappart.   108 Sur une face.   109 Le parrain de votre enfant.   110 Suppléer, réparer.   111 Éd : obtint   112 Allusion à un proverbe. « Car qui a bon harnois, tousjours va-il avant. » (ATILF.) Plus prosaïquement, le harnais désigne le sexe de la femme : « Une jeune femme, laquelle de plusieurs estoit convoitée, non pas pour espouser mais pour prester le harnois. » Pogge-Tardif, CVII.   113 Éd : confacation ou confocation  (Par le frottement réciproque. « Un désir de confrication, qui est la conjonction charnelle. » Godefroy.)   114 Adhère (verbe erdre).   115 Quelque peu.   116 Ramolli.   117 Exalter.   118 Qui se lassa de son abstinence. « Sa femme (…) prioit très humblement et très instamment qu’il s’en retournast vers elle pour payer le tribut de mariage, car il luy ennuyoit. » Pogge-Tardif, LXXVI.   119 Même plaisanterie dans Pogge-Tardif, I : « À l’aide de Dieu — & de ses voisins —, en succession de temps luy fist trois beaulx enfans. »   120 Près de chez lui.   121 Que tu manges.   122 Avant.   123 Éclairé, illuminé.   124 Une aveline, une noisette. Pour rester dans les fruits, Tiel Ulespiegle vend des « prunes de prophétie ». Le devin ne s’y trompe pas : « Cette prune n’est autre chose que merde ! »   125 Voici un extrait du Premier Livre des Sérées, de Guillaume Bouchet, nº X, pp. 677-679. En 1584, cet écrivain regroupa deux anecdotes provenant de notre farce, dont la seule édition aujourd’hui connue paraîtra en 1612.   126 Un des participants à la soirée.   127 Il conclut un marché.   128 De merde. Cf. le Sermon pour une nopce, vers 180 et note.   129 L’élève du devin.   130 Formule pharmaceutique.