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L’AVEUGLE ET
LE BOITEUX
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Cette farce d’André (ou Andrieu) de La Vigne conclut son Mystère de saint Martin, dont fait aussi partie la farce du Munyer, à laquelle je renvoie pour de plus amples détails.
L’Aveugle et le Boiteux est en deux parties. La première est annoncée au folio 220 vº du Mystère, quand saint Martin, mourant, donne ses ultimes consignes. La marge porte : « Nota qu’en ce passage conviendra jouer la farce1. » La seconde partie se joue à la fin du Mystère, quand le corps du saint a été sorti de l’église : « Icy se mectent en ordre de procession lesdits moynes et tous les joueurs les [ungs] après les aultres, et s’en vont en chantant. »
Le thème de cette farce (comment échapper à un miracle pour ne pas avoir à travailler) sera repris et amplifié en 1565 dans un Mystère anonyme, l’Hystoire de la vie du glorieulx sainct Martin :
L’AVEUGLE Compagnon, je te veux compter :
Tout à cest heure, on doibt porter
Le corps de sainct Martin en terre.
Aller nous y fault à grand erre
Pour nous asseoir devant l’esglise ;
Là, mendiant à nostre guise,
Nous aurons (si on nous veult croire)
De l’argent pour largement boire.
LE CONTREFAIT Emporte-moy, par sainct Guérin,
Pour ne rancontrer en chemin
Son corps, lequel nous guériroit,
Ce que mal à point nous seroit.
De guérir je n’ay nul soucy !
L’AVEUGLE Par la chair bieu, ny moy aussi !
Au monde, n’a plus belle vie
Que le train de Bélîtrerie* : * Mendicité.
Car sans endurer nulz travaux*, * Nulle peine.
On y a de friandz morceaux
Et d’argent grande quantité.
LE CONTREFAICT J’ay prouffité, pour un esté,
Pour demander piteusement
Cent florins, que gorgiasement
J’ay mangés avec les filliettes.
L’AVEUGLE J’ay prouffité de presque aultant
En moins de cinq ou de six festes,
Que j’ay despendu quand et quand*, * Dépensé en même temps.
Et n’ay pas ung denier de restes.
Ilz rencontreront le corps de St Martin et seront guéris.
L’AVEUGLE Maudit soyt Dieu ! je voy tout clèr.
Le diable puisse l’emporter !
De Dieu à jamais soit maudit
Celluy qui par cy a conduict
Le corps du sainct homme Martin !
Maudit soit-il soir et matin !
À mes yeux a baillié clarté
Contre ma propre voulonté.
LE CONTREFAICT J’estois bossu, tortu, vousté ;
Et ores — dont je suys marry —
Maulgré mes dens*, je suys guéry. * Malgré moi.
Las ! je vivois sans travailler
De ce qu’on me venoit baillier ;
Je triomphois et faisois rage.
Ores, à sueur de visage,
En regret et mélancolie,
Il me fauldra gagner ma vie.
Car se veux aller demandant,
On me dira : « Allez, truand !
Travailliez pour havoir à vivre ! »
L’AVEUGLE Jamais je ne seray délivre
D’ennuy, car je n’ay pas courage
De m’adonner au labourage.
Car jusques icy, j’ay esté
Nourry en toute oisiveté.
LE CONTREFAICT Chantons doncques d’ung mesme accord
Nostre mal et griefz desconfort
Pour y donner quelque allégeance.
L’AVEUGLE Je veux bien, compagnon. Commence !
LE CONTREFAICT chante la chanson :
Ores, il fault qu’allie chantant :
« Adieu, adieu, Bellîtrerie,
Et à celle plaisante vie
Que nous avions en te suyvant !
Hélas ! avecques toy vivant,
Au cueur n’avions mélancolie.
Et bien peu rarement s’ennuye
Qui selon tes loix va vivant.
Bellistre n’a aulcunement
Ny son cueur, ny sa fantaisie
De regret et soulcy saisye
Si le bléd est gasté du vent.
Le bellistre se rassasie
Du bien d’aultruy joyeulsement.
Hélas, hélas, Bellîtrerie,
Doulce dame : à Dieu te commant* ! » * Je te recommande.
Il nous fauldra doresnavant
Travaillier comme des juïfz,
Et nous vivions auparavant
Gays et fallotz par tous les huys.
LE FOL Mes compagnons, il vous fault fère
— Pour parvenir à quelque honneur —
Ung chescung de vous secrétayre
Des gallères de Monseignieur :
Chescung de vous aura la plume* * Une rame.
De quinze piedz ou environ,
Pour escrire ainsi, de coustume,
De beaux cadeaux ou aviron.
Vous ne boirez que de vin blanc* * De l’eau.
Qui vous rendra le cueur très aise,
Et serez assis sur ung banc.
Vouldriez-vous mieux estre à vostre aise ?
Et lhorsque serez desgoustés
Fère le debvoir à la rame,
Vos espaules seront frottés
D’ung bon fouet à la bonne game.
Source : Ms. fr. 24332 de la Bibliothèque nationale de France, folios 234 rº à 240 vº. Cette pièce, copiée d’après le manuscrit original, est bourrée de fautes, contrairement au reste. Certains pensent qu’elle fut écrite pendant la représentation, pour conclure le spectacle à la place du Munyer, qu’on avait dû jouer au début à cause du mauvais temps. « Cette précipitation expliquerait que la copie de cette nouvelle farce ait été, elle aussi, faite hâtivement et que sa transcription soit çà et là hésitante. » (André Tissier, Recueil de farces, t. XI, Droz, 1997, p. 306.)
Structure : Rimes abab/bcbc, rimes plates, rimes fratrisées (vers 223-230).
Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.
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L’AVEUGLE 2 SCÈNE I
L’aumosne au povre diséteux3
Qui jamais, nul jour, ne vit goucte !
LE BOITEUX
Faictes quelque bien au boiteux
Qui bouger ne peult, pour la goucte4 !
L’AVEUGLE
5 Hellas ! je mourray cy, sans doubte,
Pour la faulte d’un serviteur5.
LE BOITEUX
Cheminer ne puis, somme toute.
Mon Dieu, soyez-moy protecteur !
L’AVEUGLE
Hellas ! le mauvaix détracteur6
10 Qu’en ce lieu m’a laissé ainsi !
En luy n’avoye bon conducteur :
Robé m’a7, puis m’a planté cy.
LE BOITEUX
Hellas ! je suis en grant soucy,
Mèshouan8, de gaigner ma vie.
15 Partir je ne pourroye d’icy,
En eussé-je9 bien grant envie.
L’AVEUGLE
Ma povreté est assouvie10,
S’en brief temps ne treuve ung servant.
LE BOITEUX
Maleurté11 m’a si fort suyvye
20 Qu’à elle je suis asservant12.
L’AVEUGLE
Pour bon service desservant13,
Trouverai-ge poinct ung valet ?
Ung bon en eus en mon vivant14,
Qui jadis s’appelloit Gillet ;
25 Seur estoit15, combien qu’il fust let.
J’ay beaucoup perdu en sa mort.
Plaisant estoit et nouvellet16.
Mauldit[e] celle qui l’a mort17 !
LE BOITEUX
N’aurai-ge de nully confort18 ?
30 Ayez pitié de moy, pour Dieu !
L’AVEUGLE
Qui es-tu, qui te plains si fort ?
Mon amy, tire-t’en ce lieu19.
LE BOITEUX
Hellas ! je suis cy au millieu
Du chemin, où je n’ay puissance
35 D’aller avant. A ! sainct Mathieu,
Que j’ay de mal !
L’AVEUGLE
Viens, et t’avence
Par-devers moy : pour ta plaisance,
Ung petit nous esjoÿrons20.
LE BOITEUX
De parler tu as bien l’aisance21 !
40 Jamais de bien ne joÿrons.
L’AVEUGLE
Viens à moy ! Grant chière ferons,
S’il plaist à Dieu de Paradis.
À nully nous ne mesferons22,
Combien que soyons estourdis23.
LE BOITEUX
45 Mon amy, tu pers bien tes ditz24 :
D’icy bouger je ne sçauroye.
Que de Dieu soyent ceulx maulditz
Par qui je suis en telle voye25 !
L’AVEUGLE
S’à toy aller droit je povoye,
50 Contant seroye de te porter
– Au moins se la puissance avoye –
Pour ung peu ton mal supporter26.
Et toy, pour me réconforter,
Me conduyroye27 de lieux en lieux.
LE BOITEUX
55 De ce, ne nous fault depporter28 :
Possible n’est de dire mieulx.
L’AVEUGLE
À toy, droit m’en voys29, se je peulx.
Voi-ge bon chemin ?
LE BOITEUX
Oy, sans faille.
L’AVEUGLE 30
Pour ce que tomber je ne veulx,
60 À quatre piedz vault mieulx que j’aille.
Voi-ge bien ?
LE BOITEUX
Droit comme une caille31 !
Tu seras tantost devers moy.
L’AVEUGLE
Quant seray près, la main me baille32.
LE BOITEUX
Aussi ferai-ge, par ma foy.
65 Tu ne va[s] pas bien, tourne-toy.
L’AVEUGLE
Par-deçà ?
LE BOITEUX
Mais à la main destre33.
L’AVEUGLE
Ainsi ?
LE BOITEUX
Oy.
L’AVEUGLE
Je suis hors d’émoy34
Puisque je te tiens, mon beau maistre.
Or çà ! ve[u]ille-toy sur moy mectre :
70 Je croy que bien te porteray.
LE BOITEUX
Ad cella me fault entremectre35 ;
Puis apprès, je te conduyray.
L’AVEUGLE
Es-tu bien ?
LE BOITEUX
Oÿ, tout pour vray36.
Garde bien de me laisser choir !
L’AVEUGLE
75 Quant en ce poinct je le feray37,
Je pry Dieu qu’il me puist meschoir !
Mais conduys-moy bien.
LE BOITEUX
Tout pour voir ;
À cella, j’ay [fait le serment]38.
Tiens cecy39 ! Je feray debvoir
80 De te conduyre seurement.
L’AVEUGLE
A ! dea, tu poise40 grandement !
Dont vient cecy ?
LE BOITEUX
Chemine bien,
Et fais nostre cas sagement.
Entens-tu, hay ?
L’AVEUGLE
Oÿ, combien
85 Que trop tu poise[s].
LE BOITEUX
Et ! rien, rien :
Je suis plus légier c’une plume41,
Ventre bieu !
L’AVEUGLE
Tien-té bien [dru],42 tien,
Se tu veulx que je te remplume43.
Par le sainct44 sang bieu ! Onc enclume
90 De mareschal si trèspesante
Ne fut ! De grant chaleur je fume.
Dont vient cecy ?
LE BOITEUX
A ! je me vente
Que charge jamais plus plaisante
Ne fut au monde que tu as
95 Maintenant.
L’AVEUGLE
Mais plus desplaisante !
Trois moys y a que ne chyas !
LE BOITEUX
Mesdieux45 ! Quant de ce ralias46,
[Pource qu’en fus tousjours distraict47,]
Six jours a, par sainct Nycolas,
100 Que bien ne fus à mon retrect48.
L’AVEUGLE
Et ! m’av’ous joué de ce trect49 ?
Par mon serment ! vous descendrez
Et yrez faire aulcun pourtraict50
D’un estron où que vous vouldrez.
LE BOITEUX
105 Contant suis, pourveu qu’atendrez
Que venu soye.
L’AVEUGLE
Oÿ, oÿ.51
Sur ce poinct, le Boiteux descent.52 Et l’Official va
voir se les moynes dorment. Et quant les chanoynes
emportent le corps, ilz 53 recommancent à parler.
*
L’AVEUGLE 54 SCÈNE II
Que dit-on de nouveau ?
LE BOITEUX
Commant !
L’on dit des choses sumptueuses.
Ung sainct est mort nouvellement,
110 Qui fait des euvres merveilleuses :
Malladies les plus p[é]rilleuses
Que l’on sauroit pencer ne dire
Il guérist. S’elles55 sont joyeuses ?
Icy suis pour le contredire !
L’AVEUGLE
115 Commant cela ?
LE BOITEUX
Je n’en puis rire.
L’on dit que s’il passoit par cy,
Que guéry seroye tout de tire56 ;
Semblablement et vous aussi.
Venez çà : s’il estoit ainsi
120 Que n’eussions ne mal ne douleur,
De vivre aurions plus grant soucy
Que nous n’avons.
L’AVEUGLE
Pour le milleur57
Et pour nous oster de malleur,
Je diroye que nous aliss[i]ons58
125 Là où il est.
LE BOITEUX
Se j’estoye seur
Que de tout ne garississ[i]ons59,
Bien le vouldroye. Mais que feussions
De tout guéris, ryen n’en feray !
Trop myeulx vauldroit que fuÿssions60
130 Bien tost d’icy !
L’AVEUGLE
[Mais] dy-tu vray ?
LE BOITEUX
Quant seray gary, je mourray
De fain, car ung chascun dira :
« Allez ouvrer61 ! » Jamais n’yray
En lieu où celuy sainct sera.
135 S’en poinct suis62, l’on m’appellera
Truant63 en disant : « Quel paillart
Pour mectre en gallée64 ! Velle-là65,
Assez propre, miste66 et gaillart. »
L’AVEUGLE
Oncques ne vys tel babillart !
140 Je confesse que tu as droit :
Tu sces bien de ton babil l’art.
LE BOITEUX
Je ne vouldroye poinct aller droit67,
Ny aussi estre plus adroit
Que je suis, je le vous promectz.
L’AVEUGLE
145 Qu’aller là vouldroit se tordroit68.
Et pour tant69, n’y allons jamais.
LE BOITEUX
Se guéry tu estoye, je mectz
Qu’en brief70 courroucé en seroyes.
L’on ne te donroit, pour tous mectz,
150 Que du pain ; jamais tu n’auroyes
Rien de friant.
L’AVEUGLE
Mieulx j’ameroyes
Que grant maleurté me fust cheue71
Qu’au corps l’on m’ostast deux courroyes72,
Que ce qu’on m’eust rendu la veue !
LE BOITEUX
155 Ta bource seroit despourveue
Tantost d’argent.
L’AVEUGLE
Bien je t’en croys !
LE BOITEUX
Jamais jour ne seroit pourveue,
Ne n’y auroit pille ne crois73.
L’AVEUGLE
Mais dy-tu vray ?
LE BOITEUX
Oy, par la Croys !
160 Ainsi seroit que je devise74.
L’AVEUGLE
Jamais de rien ne te mescrois,
Quant pour mon grant bien tu m’avise.
LE BOITEUX
L’on m’a dit qu’il est en l’église ;
Aller ne nous fault celle part75.
L’AVEUGLE
165 Se là nous trouvons, sans faintise,
Le deable en nous auroit bien part !
Pause.76
LE BOITEUX
Tirons par-delà à l’escart.
L’AVEUGLE
Par où ?
LE BOITEUX
Par cy.
L’AVEUGLE
Légièrement77.
LE BOITEUX
Ma foy ! je seroye bien coquart78
170 S’à luy j’aloye79 présentement.
L’AVEUGLE
Allons !
LE BOITEUX
À quel part80 ?
L’AVEUGLE
Droictement
Où le gallant joyeux s’iverne81.
LE BOITEUX
Que82 vellà parlé saigement !
Où yrons-nous ?
L’AVEUGLE
En la taverne :
175 J’y vois83 bien souvant sans lanterne.
LE BOITEUX
Je te dis qu’aussi foy-ge84, moy,
Plus voluntiers qu’en la citerne
Qui est playne d’eau, par ma foy !
Allons acoup !
L’AVEUGLE 85
Escoute…
LE BOITEUX
Quoy ?
L’AVEUGLE
180 Cella qui mayne si grant bruyt.
LE BOITEUX
Se c’estoit ce sainct ?
L’AVEUGLE
Quel esmoy !
Jamais nous ne seryons en bruyt86.
Que puist-ce estre ?
LE BOITEUX 87
Chascun le suyt.
L’AVEUGLE
Regarde voir que ce puist estre.
LE BOITEUX
185 Maleurté de près nous poursuyt :
C’est ce sainct, par ma foy, mon maistre !
L’AVEUGLE
Fuyons-nous-en tost en quelque estre88 !
Hellas ! j’ay grant peur d’estre pris.
LE BOITEUX
Cachons-nous soubz quelque fenestre,
190 Ou au coing de quelque pourpris89.
Garde de choir !
L’AVEUGLE 90
J’ay bien mespris91,
D’estre tumbé si mal appoint !
[Tu fus sage quant tu me pris
Par le collet de mon pourpoint.]92
LE BOITEUX
195 Pour Dieu ! Qu’il ne nous voye poinct,
Car ce seroit trop mal venu !
L’AVEUGLE
De grant peur tout le cueur me poinct.
Il nous est bien mal advenu.
LE BOITEUX
Garde bien d’estre retenu93,
200 Et nous traynons soubz quelque vis94.
L’AVEUGLE (Nota qu’il est guary.)
À ce sainct suis bien entenu95 :
Las ! je voy ce qu’onques ne vis.
Bien sot estoie, je vous plévis96,
De m’estre de luy escarté.
205 Car rien n’y a (à mon advis)
Au monde qui vaille clarté.
LE BOITEUX 97
Le deable le puisse emporter,
Et qui luy scet ne gré ne grâce !
Je me fusse bien déporté98
210 D’estre venu en ceste place.
Las ! je ne sçay plus que je face99.
Mourir me conviendra de fain.
De dueil, j’en mâchure100 ma face.
Mauldit soit le filz de putain101 !
L’AVEUGLE
215 J’estoye bien fol, je suis certain,
D’ainsi foÿr102 la bonne voye,
Tenant le chemin incertain
Lequel, par foleur103, pris j’avoye.
Hellas ! le grant bien ne sçavoye
220 Que c’estoit de voir clèrement.
Bourgoigne104 voys, France, Sçavoye,
Dont Dieu remercye humblement.
LE BOITEUX
Or me va-il bien meschamment.
Meschant qui n’a d’ouvrer105 appris,
225 Pris est ce jour maulvaisement.
Maulvais suis d’estre ainsi surpris.
Seur106, pris seray, aussi repris,
Reprenant107 ma malle fortune.
Fortune108 ! Suis des folz compris109,
230 Comprenant ma grant infortune.
L’AVEUGLE
La renommée est si commune
De tes faitz, noble sainct Martin,
Que plusieurs gens viennent comme une
Merveille vers toy, ce matin.
235 En françoys, non pas en latin,
Te rens grâce de ce bienfait.
Se j’ay esté vers toy mutin110,
Pardon111 requiers de ce meffait.
LE BOITEUX
Puisque de tout je suis reffait112
240 Maulgré mes dens113 et mon visaige,
Tant feray que seray deffait
Encore ung coup de mon corsa[i]ge114.
Car je vous dis bien qu(e) encor sçai-ge
La grant pratique et aussi l’art,
245 Par oignement et par herbaige115,
Combien que soye miste et gaillart,
Qu(e) huy on dira que ma jambe art116
Du cruel mal de sainct Anthoyne.
Reluysant seray plus que lart117 :
250 Ad ce faire, je suis ydoyne118.
Homme n’aura qui ne me donne119
Par pitié et compassion.
Je feray120 bien de la personne
Playne de désolacion :
255 « En l’onneur de la Passion
(Dirai-ge), voyez ce povre homme,
Lequel, par grant extorcion121,
Est tourmenté vous voyez comme ! »
Puis diray que je viens de Romme ;
260 Que j’ay tenu prison en Acre122 ;
Ou que d’icy m’en vois, en somme,
En pèlerinage123 à Sainct-Fiacre.
*
1 Pour l’auteur, il s’agit donc bien d’une farce, et non d’une moralité, comme on nous le serine depuis le XIXe siècle. 2 Nous sommes à Candes-sur-Loire en 397. L’Aveugle mendie dans un coin de la scène, tandis que le Boiteux, qu’il ne connaît pas encore, mendie dans un autre coin. 3 Qui souffre de disette, de faim. L’aveugle et le boiteux du Mystère de saint Quentin, de Jehan Molinet, travaillent dans le même registre : « –Donnez l’aumosne au diséteux/ Qui n’a forme d’œil en sa face !/ –Donnez à ce povre boiteux/ Qui n’a jambe qui bien luy face ! » 4 À cause de la goutte. Ce nom englobe toutes sortes de maladies invalidantes. Cf. le Gouteux. 5 Faute d’avoir un serviteur. Tout ce début démarque celui de l’Aveugle et Saudret, que La Vigne avait dû lire dans l’édition récente d’Antoine Vérard. 6 Enjôleur qui… 7 Il m’a dérobé mon argent. Au théâtre, c’est le reproche – justifié – que font tous les aveugles à leur valet. 8 Désormais. 9 Même si j’en avais. 10 Sera complète. 11 Le malheur, la malchance. Idem vers 152 et 185. 12 Asservi. 13 Pour me rendre service. 14 J’en ai eu un seul de bon dans toute ma vie. 15 Il était sûr, fiable. Et tellement laid que même l’aveugle s’en est aperçu. 16 Naïf. Gillet (diminutif de Gilles) n’est pas le nom d’un valet naïf : celui du Mistère de la Saincte hostie engrosse une chambrière. 17 Celle qui l’a tué : la Mort. « Cil qui l’a mort/ Est évesque. » (ATILF.) Mais le public a pu comprendre « qui l’a mors » : la femme enragée qui l’a mordu. 18 Nul ne me réconfortera-t-il financièrement ? 19 Viens ici. 20 Nous nous réjouirons un peu. 21 Tu en parles à ton aise. 22 À nul homme nous ne ferons de tort. 23 Frondeurs. « Il est des folz acariâtres,/ Estourdis et opiniâtres. » Les Sobres Sotz. 24 Tes paroles, ta salive. 25 Maudits soient ceux qui m’ont déposé sur ce chemin (vers 34). 26 Alléger. 27 Tu me guiderais par la voix. C’est la parabole de l’aveugle et du paralytique. 28 Nous ne devons pas nous écarter de cette bonne idée. 29 Je vais. Idem vers 58, 61, 175, 261. 30 Il avance à quatre pattes vers le Boiteux. 31 Qui se jette dans le filet du chasseur. 32 Tends-moi la main. 33 Dextre : sur ta droite. 34 De danger. « Il nous ostera hors d’esmoy. » (Les Queues troussées.) « Vous rirez,/ Mais [pour peu] que vous soyez hors d’esmoy. » (Frère Phillebert.) 35 M’employer difficilement. L’infirme grimpe sur le dos de l’aveugle. 36 Pour tout vrai. Idem vers 77. 37 Si je le faisais. 38 Ms. : le fermement serement (« Serment » fait deux syllabes au vers 102.) 39 Appuie-toi sur ma béquille. 40 Tu pèses. Idem vers 85. 41 Ms. : enclume (À la rime du vers 89.) « Je suis ligier comme une plume. » Le Gaudisseur. 42 Tiens-toi bien fermement. « Tiens-té bien ferme ! » (Farce de Pathelin.) « Nous tenir drut et fort ensamble. » (ATILF.) 43 Que je t’aide à gagner de l’argent. 44 Ms. : saing 45 M’aid Dieu : que Dieu m’assiste ! 46 Quant à ce divertissement. 47 Dérangé par un passant. Il manque ici un vers, que je supplée. 48 Le retrait est le lieu où l’on se retire pour faire ses besoins. Cf. le Retraict. 49 Ce trait : m’avez-vous joué ce mauvais tour ? 50 Le moulage. 51 Il manque un vers en -drez, et un vers en -y. L’auteur n’a pas eu le temps d’intégrer parfaitement cette farce au Mystère (v. ma notice). 52 Il se traîne derrière un buisson pour déféquer. Il y reste jusqu’à la fin du Mystère, en écoutant ce que chuchotent les religieux qui passent près de lui sans le voir. 53 L’Aveugle et le Boiteux. Vers la fin du Mystère, l’Official endort « comme pourceaux » les moines qui veillent le corps de St Martin ; aidé par ses chanoines, il vole ledit corps pour aller l’inhumer à Tours. Nous arrivons au moment où les voleurs sortent avec le catafalque sur lequel repose le saint, qui en profite pour accomplir quelques miracles. « Les maladies fuyoient à la venue du corps sainct Martin, à Quande. » Tiers Livre, 47. 54 Le Boiteux étant de retour, il lui demande ce que disaient les religieux qui passaient près de lui. 55 Ms. : Celles (Si ses œuvres.) 56 Tout d’un coup. 57 Le meilleur parti à suivre. 58 Que nous allions, pour qu’il nous guérisse. Les 4 rimes sont en -sions. 59 Que nous ne guérissions pas de tout, qu’il nous laisse une petite infirmité pour apitoyer nos clients. 60 Que nous fuyions. 61 Œuvrer, travailler. Les mendiants valides étaient suspects ; voir la notice des Maraux enchesnéz. 62 Si je suis en bonne santé par sa faute. 63 Mendiant, avec une connotation péjorative. Voir l’Hystoire de la vie de sainct Martin dans ma notice. 64 On envoyait les vagabonds aux galères. En 1494 et 1495, La Vigne avait pu les voir à Naples, où il suivait Charles VIII. « Ilz sont en gallée, gallée,/ Les maraulx. » La Résurrection Jénin à Paulme. 65 Voyez-le là. 66 Fringant. Idem vers 246. 67 Marcher sans boiter. 68 Celui qui voudrait aller là où est ce saint ferait un grand détour. « Je me tordroye/ De beaucoup, à aler par là. » Farce de Pathelin. 69 Pour cette raison. 70 J’affirme que bien vite. 71 Ms. : dehue (Chue.) 72 J’aimerais mieux qu’il me soit arrivé le grand malheur qu’on m’ôte deux lanières de peau, plutôt qu’on m’ait rendu la vue. « Ils traisnèrent par la ville les corps du Connestable (…) & d’autres seigneurs, enlevèrent des couroyes de la peau de quelques-uns. » Pierre Coppin. 73 Ni côté pile, ni côté face : pas un sou. 74 Ce serait comme je te le dis. 75 De ce côté. 76 Le Boiteux remonte sur le dos de l’Aveugle. Ils s’éloignent de l’église. 77 Prestement. 78 Stupide. Cf. les Maraux enchesnéz, vers 116. 79 Si j’allais devant St Martin. 80 De quel côté ? 81 Là où le bon vivant passe l’hiver. Les tavernes sont chauffées. 82 Ms. : Je 83 J’y vais les yeux fermés. La phrase est comique parce qu’elle est dite par un aveugle. 84 Que je le fais aussi. 85 L’Aveugle a l’ouïe fine : il entend les chants liturgiques du cortège de St Martin, qui se rapproche dangereusement. 86 Nous perdrions notre réputation d’invalides. 87 Juché sur les épaules de l’Aveugle, il voit arriver la procession. 88 En quelque lieu. 89 Jardin. Cf. la Pippée, vers 21. En courant, l’Aveugle trébuche. 90 Il tombe, avec le Boiteux, qui s’accroche à son cou. 91 J’ai commis une belle erreur. 92 Ces deux vers manquent. J’emprunte le second aux Sotz triumphans. 93 Retardé. 94 Sous un escalier extérieur en colimaçon. Le cortège funèbre passe tout près des infirmes, et le facétieux Martin ne peut s’empêcher de les guérir. 95 Tenu : je lui ai des obligations. « Je suys entenu de faire honneur à mon cousin. » Godefroy. 96 Je vous le garantis. Cf. Maistre Mimin estudiant, vers 405. 97 Il est guéri lui aussi. 98 Je me serais bien passé. 99 Plus quoi faire. 100 J’en meurtris. 101 Le Boiteux fait comme les diables du Mystère, qui rappellent par cette injure que la mère* du saint a été infidèle au paganisme : « Ce paillardeau filz de putain, Martin. » « Ce ribauldeau Martin, filz de putain. » *On la surnommait « la Belle Hélène de Constantinople ». Dans le Mystère, son rôle fut tenu par Étienne Bossuet, l’arrière-grand-oncle de l’évêque. 102 De fuir ainsi. 103 Par folie. 104 Le Mystère et ses deux farces furent représentés à Seurre, en Bourgogne ; leur commanditaire était le gendre du duc de Savoie, le futur employeur de La Vigne. 105 D’œuvrer, de travailler. 106 C’est sûr. Le Grand Rhétoriqueur André de La Vigne n’a pas pu se retenir de caser ici des rimes fratrisées, ou enchaînées. 107 Ms. : Reprenanant (Maudissant ma mauvaise fortune.) 108 Invocation à la Fortune, qui personnifie le destin. « Fortune nous est bien contraire. » Les Maraux enchesnéz. 109 Je fais partie des fous. 110 Si je me suis mutiné contre toi. 111 Ms. : Parton 112 Je suis rétabli, guéri. 113 Malgré moi. Voir l’Hystoire de la vie de sainct Martin dans ma notice. 114 Que mon corps sera encore une fois maladif. « Un bœuf de grand corsage. » Godefroy. 115 Les mendiants se fabriquaient de faux abcès, gangrènes et autres maladies de peau grâce à des onguents et à certaines herbes. 116 Est enflammée par le feu de saint Antoine, l’érésipèle. 117 Mes jambes couvertes de fausses inflammations luiront comme du lard. 118 Expert. 119 Il n’y aura aucun homme qui ne me donne de l’argent. 120 Je contreferai. 121 Luxation d’un membre. Là encore, les truqueurs déployaient beaucoup d’imagination, et au bout du compte, se fatiguaient infiniment plus que s’ils avaient travaillé. 122 Qu’en tant que chrétien, j’ai été enfermé dans la citadelle de Saint-Jean-d’Acre par les Turcs. 123 Ms. : voyage (Ceux qui souffrent d’hémorroïdes font un pèlerinage au monastère de Saint-Fiacre-en-Brie.)