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MAISTRE
PIERRE DORIBUS
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Ce dialogue parisien date de la fin du XVème siècle. L’auteur en est probablement maître Doribus1, un des marchands d’orviétan qui haranguaient les naïfs sur les ponts de Paris bien avant l’illustre Tabarin. Selon Rabelais2, il avait disserté en public sur les vertus de l’urine de chien en teinturerie, un sujet que Tabarin n’aurait pas renié.
Si le prénom « Pierre » évoque la pierre philosophale des alchimistes, le nom « Doribus » fait référence à la poudre d’oribus 3, une poudre de perlimpinpin émanant de ladite pierre.
En juin 1504, « maistre Pierre Doribus, homme estrangier [Parisien], » fut banni de Besançon4 pour avoir administré des remèdes mortels : « Yl s’est entremis à gouverner et médiciner plusieurs malaides de ladicte cité, tellement que, comme l’on dit, aucuns en sont mors. »
Source : Recueil Trepperel, nº 9.
Structure : Rimes plates, abab/bcbc. Les fréquentes entorses au schéma des rimes ne génèrent pas de lacunes : on peut donc conclure à des négligences de versification.
Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.
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Sotie nouvelle à deux parsonnages des
Sotz qui rec[u]euvrent
leur mortier
C’est assavoir :
MAISTRE PIERRE DORIBUS
LE SOT
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Maistre Pierre Doribus
Cy commence une trèsbonne Sotie nouvelle des Sotz qui recueuvrent 5 leur mortier.
À deux parsonnaiges, c’est assavoir maistre Pierre Doribus, et le Sot.
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MAISTRE PIERRE DORIBUS, apoticaire, commence.
Or çà, çà ! Sans plus délayer6, SCÈNE I
Il me fault maintenant crier
Mon mestier, pour dire le voir7,
Pour ung pou le faire valloir
5 Soit avec saiges ou [avec] sotz.
Il crie :
Deux onces de triagoros
Et une dragme de croquaire,
Et trois ou quatre vitz de coqz :
Ce sera bon électuaire.
En pillant en son mort[i]er :
10 Après, il me fault aussi faire
Pour ces bourgoises de Paris
Quelque récipé8, pour attraire
À challeur leurs povres maris.
LE SOT SCÈNE II
Ventre bieu, quel charivaris !
15 Qui dyable est cestuy-là qui pille ?
Quant je l’advise, je m’en ris.
C’est quelque surgïen9 de ville.
Quoy, dyable ! comment il [com]pille10 !
Il fait là quelque saupiquet11.
20 Il me fault aller veoir qu’il fait,
Car il le me fault [re]congnoistre,
Affin que je saiche qu’il est
Et pourquoy il est en cest estre12.
Dieu soit céans ! Dieu vous gard, Maistre ! SCÈNE III
25 Que faictes-vous icy de bon ?
MAISTRE PIERRE
Que je foys ? Vécy bien pour paistre !
Mais dictes-le à ce mignon.13
LE SOT
Que vous estes fier ! Pourquoy non ?
Je viens cy pour voustre prouffit.
MAISTRE PIERRE
30 Il suffist, je n’en dy rien, don.
LE SOT
Avez-vous icy rien qui duyt14 ?
MAISTRE PIERRE
J’ay tout tant que jamais Dieu fist.
J’ay des choses les plus terribles.
Pour mes drogues, chascun me suit.
35 J’ay choses quasi impossibles :
J’ay pour faire gens invisibles15.
J’ay tout tant qu’on demandera.
Toutes chouses me sont possibles16.
Esprouve-moy qui le vouldra.
LE SOT
40 Maudit soit-il qui t’en croyra !
Ventre bieu, quel maistre mignon !
MAISTRE PIERRE
À l’esprouver, on le verra.
LE SOT
Regardez quel maistre Aliboron17 !
Vostre nom, que nous le sachon,
45 Affin qu’il n’y ait point d’abus.
MAISTRE PIERRE
Je suis nommé par mon droit18 nom.
LE SOT
Quel19 ?
MAISTRE PIERRE
Maistre Pierre Doribus.
LE SOT
Quoy ? Maistre Pierre Doribus ?
C’est le nom de quelque messaire20
50 Pour bien attraper de quibus21.
Vertu bieu, quel apoticaire22 !
Il a de l’aubert et du caire23.
Il est gourt ; si, scet bien son mestier.
Çà, Maistre, que voulez-vous fair[e] ?
55 Quelle chose esse, en ce mortier ?
MAISTRE PIERRE
C’est une chose forte à faire,
Car je y suis après depuis hier.
LE SOT
Maistre, vueillez-la-moy nommer.
MAISTRE PIERRE
Pensez qu’elle n’est pas mauvaise,
60 Se vous en voulez acheter :
C’est de la chose de trop-aise24.
LE SOT
[De] trop-aise ?
MAISTRE PIERRE
Ouÿ, [ par sainct Blaise25 :
De ] trop-aise.
LE SOT
Je vous entens.
MAISTRE PIERRE
Amy, mais qu’il ne vous desplaise,
65 J’en ay baillé à plusieurs gens.
LE SOT
Trop-aise a fait maintz broullemens26 ;
[Trop-aise a fait]27 les malcontens
Metre sus [pied] gendarm[e]rie.
MAISTRE PIERRE
Trop-aise est bonne droguerie,
70 Mais qu’on s’en vueille contenter.
LE SOT
C’est très maulvaise espicerie :
Le dyable le puist emporter !
MAISTRE PIERRE
Vous me rompez mes esperitz,
De me blasmer ma marchandise.
LE SOT
75 Rien, rien, elle n’en vault pas pis.
Monstrez-m’en tost d’une aultre guise.
MAISTRE PIERRE
J’ay une recepte cy mise
Pour la maladie des jaloux.
LE SOT
Pour Dieu, qu’elle me soit aprise !
80 Ventre bieu ! la me célez-vous ?
MAISTRE PIERRE
Récipé pour gens qui sont coux 28 :
Quelque bon bruvaige doulcet,
C’est-à-dire ung bruvaige doux,
Et l’avaler doux comme lait29.
LE SOT
85 Vélà ung récipé bien fait,
Et bon pour adoulcir le cueur.
MAISTRE PIERRE
Il le [vous] fault boyre, en effect.
Il n’y a remède m[e]illeur ;
C’est le bruvaige le plus seur
90 Que boyvent les plus gens de bien.
LE SOT
Sang bieu ! tu es ung vray seigneur30
Et ung droit maistre surgïen.
MAISTRE PIERRE
Tenez, regardez : n’est-ce rien ?
Lisez ung pou en mon registre ;
95 Vous y trou[v]erez, sçay-je bien,
Mainte leçon et mainte épistre.
LE SOT
[Regarder je vueil]31 ce chapitre
Pour sçavoir qu’il y a de bon.
Mais dites-moy que fait ce tiltre,
100 Il fault bien que nous le sachon.
MAISTRE PIERRE
Recepte pour quelque mignon
Qui aura les cheveux [c]aducques 32 :
Deux onces de pouldre à canon,
Cela fait enfler les perucques33.
LE SOT
105 Quoy ! y met-on te[l]s fureluques34 ?
Je ne vy onc(ques) escripre mieux.
MAISTRE PIERRE
Ou temps que on portoit les hucques35,
On ne portoit point de telz cheveux.
LE SOT
Merque[z]36 cecy pour ces fri[n]gueux37
110 Qui ont38 perrucques à l’envie.
MAISTRE PIERRE
De lire soyez curieux,
Vous verrez39 la génealogie.
LE SOT
Remède [à rencoutrer] 40 la truye
Qui fut prinse dans 41 les Tournelles.
115 Plusieurs de ceste compaignie
Y firent maintes plaies nouvelles42.
MAISTRE PIERRE
Ce qu’on fait pour les damoiselles
Se doit [bien] prendre en pati[e]nce.
LE SOT
Par le sang bieu ! telle[s] et telles
120 Eurent grant pitié de l’offence.
MAISTRE PIERRE
Je les congnois, sur ma conscience !
Ilz43 sont trètous vaillans aux « armes ».
LE SOT
J’ay trouvé ne sçay quoy de bon :
Ce sont receptes pour les femmes…
125 Le diray-je ? Hon, hon, hon, [hon].
MAISTRE PIERRE
Quel « hon, hon » ? Véez cy bon mignon !
Je n’entens point bien les latins44.
LE SOT
Récipé pour mauvais tétins
Et pour ceulx qui portent mollettes 45 :
130 Pour les faire tous les matins
Aussi rondis 46 comme billettes.
Cela n’est pas pour les fillettes ;
C’est pour ces grans v[i]eilles fard[é]es.
MAISTRE PIERRE
Holà ! Les choses sont secrètes :
135 Qu’elz ne me soient point divulgu[é]es !
LE SOT
Femmes qui ont les fesses molles :
Recepte pour les faire dures.
Sont-ce pas bonnes épistolles ?
Mais les matières47 sont trop dures.
MAISTRE PIERRE
140 Lisez toutes ces escriptu[r]es,
Vous verrez maintes fentaisies.
LE SOT
Item pour ces v[i]eilles flestries
Qui ont la coulleur sale et fade :
Vécy en escript drogueries
145 Pour leur faire le visaige sade 48.
Recepte pour faire fard de Granade 49 :
E[s]t de la carne 50 d’ung regnart
Avecques force de moustarde ;
Vous ne veistes onc meilleur fard.
MAISTRE PIERRE
150 Mettez ceste recepte à part,
Elle est sur toutes souveraine.
LE SOT
En vécy une aultre à l’escart
Que je liray (je y mettray peine) :
Femmes qui ont mauvaise alaine
155 Et qui sentent le faguenas 51 :
Il ne leur fault que de la graine
De violette ou de muglias.
MAISTRE PIERRE
Regardez-moy, dessus ce pas,
Quelle chose y a pour ces gouges.
LE SOT
160 Par le sang bieu ! c’est [cy] mon cas :
Pour faire les baulièvres rouges 52
Aux mignons de ceste ville.
MAISTRE PIERRE
Le corps bieu ! ilz sont assez rouges53 ;
Chascun d’eux y est bien habille54.
165 Je leur [en] ay donné le stille ;
Ce qu’ilz font je leur ay aprins.
LE SOT
Est-il vray ?
MAISTRE PIERRE
Vray comme Évangille.
LE SOT
Vous leur avez vendu bon pris.
MAISTRE PIERRE
J’en ay vendu parmy Paris
170 Où je me suis bien fait payer.
LE SOT
Ne cell[e]z rien à vos amis :
Qu’avez-vous dedans ce mortier ?
MAISTRE PIERRE 55
Or n’y vueillez point espier !
Recullez-vous, il n’y a rien.
LE SOT
175 Tu es ung vaillant espicier.
MAISTRE PIERRE
Par bieu, tu es homme de bien !
Que sces-tu ou quoy ou combien
S’il y a drogues56 dangereuse[s] ?
Ne touchez à rien qui soit mien.
180 Vos manières sont outrageuses.
Plus n’en verrez pour maintenant,
Car je m’en voys trèstout courant
Boire une foys à chère lye57.
À Dieu toute la compaignie !
FINIS
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1 Voir la préface de l’édition d’Eugénie Droz. 2 Pantagruel, 22. 3 « Fut là engendré le père du puissant roy Gargantua, par le moyen d’ung peu de pouldre d’oribus. » (Le Vroy Gargantua.) Naturellement, c’était de la poudre aux yeux : « Ils taschent à mettre certaine poudre d’auribus aux yeux des simples pour les aveugler. » (Arnauld Sorbin.) Le jeune Gargantua <chap. 22> « jouoit à la barbe d’oribus », qui est, d’après Gilles Ménage, « un jeu où les enfans, sous le semblant de faire une barbe à l’un d’entr’eux qui a les yeux bandés, lui en font une avec de la merde ». 4 Journal de la cité de Besançon. 5 T : receuurrnt (L’un des deux Sots recouvrira son mortier avec un couvercle au vers 173.) 6 Sans plus de délai. 7 Pour dire la vérité. Sur les cris de métiers, cf. les Cris de Paris. 8 Une formule pharmaceutique, en l’occurrence aphrodisiaque. Pour se faire mieux comprendre, Doribus devait exécuter un geste phallique avec le pilon du mortier. 9 Chirurgien. 10 Il amalgame des composants. « Une sorte de pilulles compilées de cent et tant d’ingrédients. » Montaigne, II, 37. 11 Sauce piquante dont on pilait les épices dans un mortier. Le Parangon de Nouvelles honnestes et délectables consacrera plusieurs pages au « cuysinier Doribus ». Quant aux vits de coqs du vers 8, ils renforçaient les recettes aphrodisiaques : « Les couillons de cocqs et de levraux,/ Le gingembre confit, la mouche cantaride. » (Ronsard.) 12 En ce lieu. 13 Il prend les badauds à témoins. 14 Quelque chose qui me convient. 15 « Et vous verrez chose terrible :/ Car je me feray invisible. » La Résurrection de Jénin Landore. 16 Le simple bateleur devient thaumaturge et s’égale à Dieu. Si l’on en croit d’Assoucy, le dieu Phébus lui-même se flattait d’être « le grand maistre Doribus/ Du matras [trait d’arbalète] et de l’arbaleste ». 17 T : fratribus (Pour la mesure, on peut remplacer Regardez par Voyez.) Maître Aliboron est le prototype du pédant qui sait tout faire : dans les Ditz de maistre Aliborum qui de tout se mesle, il est également triacleur [vendeur de thériaque], basteleur et apoticaire. Son serviteur, maistre Hambrelin, « faire sçay[t] pouldre d’oribus ». L’apothicaire du Testament Pathelin s’appelle maistre Aliborum, de même qu’un mauvais latiniste dans les Sotz qui corrigent le Magnificat. 18 Véritable. Il croit se démarquer des autres « savants en us », qui s’affublent aussi de faux noms latins. En latin, Doribus est l’ablatif pluriel de Dores [les Doriens]. 19 T : Comment 20 Empoisonneur (de l’italien messer) : « Dieu nous gard d’ung tour de Breton,/ D’ung Messaire et de son boucon [poison] ! » Pierre d’Anthe. 21 De l’argent (cf. les Sotz qui remetent en point Bon Temps, vers 138). Nul besoin d’attendre l’affaire des Poisons pour trouver des empoisonneurs stipendiés par des héritiers impatients. 22 Empoisonneur. « –Où pourray-je prendre pouoysons ?/ –Taisez-vous : ung apoticaire/ Aultre fois une en ordonna,/ De quoy ung petit me donna. » Mistère du Viel Testament. 23 De l’argent, dans l’argot parisien. « [Les coquillars] appellent argent aubert, caire, ou puille. » Au vers suivant, gourd [bon] appartient aussi au jargon des criminels. 24 Qui rend très riche. 25 On trouve les rimes aise/sainct Blaise/desplaise dans les Esveilleurs du chat qui dort. Saint Blaise était médecin. 26 T : broullans (Brouillement = sujet de brouille.) 27 T : Tropr aise 28 Cocus. Doribus lit le titre des recettes dans son registre (vers 94). 29 « Porter patiemment, Avaller doulx comme laict. » Dictionarium latinogallicum. 30 Jeu de mots sur « saigneur » annonçant le chirurgien du vers suivant. 31 T : Regardes ie vuiel 32 Qui perd ses cheveux. Le charlatan Frère Phillebert propose carrément une « recepte pour le cotillon/ Que la Povre Garce a perdu ». 33 La chevelure. « Ces perrucques boursoufflées,/ Légières, qui par bon moyen/ Deviennent grosses et enflées. » Guillaume Coquillart, les Nouveaulx Droitz. Voir aussi la fin de son Monologue des Perrucques. 34 Futilités. Mais aussi : longues mèches qu’arboraient les freluquets. « Deux freluques/ De cheveulx. » Coquillart, Nouveaulx Droitz. 35 Des capes munies d’un capuchon qui couvrait les cheveux. 36 Prononciation parisienne de « marquez ». 37 Frimeurs. « Noz mignons fringués et bruyans,/ Noz fringans, noz perruquians. » Coquillart, Nouveaulx Droitz. 38 T : font 39 T : veraes (On prononçait gé-nia-lo-gie : « La génialogye des dux qui régnèrent avant que il eust onqs Roy en France. ») 40 T : encontre (Rencoutrer = raccoutrer, recoudre.) Allusion aux femmes qui visitaient les cachots des Chambres de Justice et autres Tournelles, au risque de s’y faire violer. « Dames visitent les linceaulx [draps de lits]/ En Chambre ou en quelque Tournelle. » Coquillart, Blason des armes et des dames. 41 T : dedans 42 S’ajoutant aux plaies naturelles de la dame. Cf. les Sotz fourréz de malice, vers 374. 43 Forme archaïque de Elles. « Ne furent-ilz femmes honnestes ? » (Villon, Testament.) Les armes sous lesquelles ces dames se montrent vaillantes sont les « armes priapales » (Henri Estienne). 44 Les rébus. Mais on peut lire aussi : « Je ne comprends pas bien les auteurs latins. » 45 Pour les seins qui ont besoin d’être rembourrés avec du molleton. Cf. le Fol et la Folle, vers 64. Ces truquages étaient courants : « J’ay ambourré cul et mamelle/ Pour les bien façonner à point. » Farce des Quattre femmes, F 46. 46 T : rondes (Rondi = arrondi : « Les cheveulz rondiz. » Godefroy.) Billettes = testicules. « Ils feront la beste à deux dos,/ Car c’est le chef [la tête] à deux billètes/ Qui pent auprès des ayguillètes [de la braguette]. » Jeu à VIII personnages. 47 Jeu de mots scatologique amené par les fesses. 48 Plaisant. Un autre « savant en us », l’apothicaire Nostradamus, consacrera un traité aux « fardemens & senteurs pour illustrer & embellir la face. » 49 La ville espagnole de Grenade, occupée par les Arabes, offrait tous les raffinements de la débauche orientale. 50 T : corne (La « chair de renard » serait plus adéquate que son hypothétique corne. Cela dit, les bonimenteurs vendaient même de la corne de licorne.) 51 La transpiration. Cf. Trote-menu et Mirre-loret, vers 175, où faguenas rime aussi avec muglias [musc]. 52 T : reuges (Balèvres = lèvres.) 53 Rusés. 54 Habile. 55 Doribus recouvre son mortier avec un couvercle. Il s’agit d’un autre mortier que celui qui contient du trop-aise (vers 55-61). 56 T : dorgues 57 Avec un visage épanoui. Cf. le Gaudisseur, vers 176.