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MORAL DE
TOUT-LE-MONDE
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Le Monde, et en l’occurrence Tout-le-Monde, est un personnage allégorique présent dans un grand nombre de sotties ou de moralités. Dans cette « sottie moralisée », il est incapable de choisir ce qu’il veut être. Un noble ? Un homme d’Église ? Un marchand ? Un magistrat ? Son costume emprunte des éléments à ces quatre états. Le Temps-qui-court est une autre sottie moralisée provenant du même manuscrit. Elle présente plusieurs points communs avec la nôtre. Là, ce n’est plus le Monde qui arbore un costume bariolé, mais le Temps-qui-court : « Estat n’y a dessus la terre/ Dont je ne soys. » Le Temps-qui-court a infiltré la noblesse : « Et bien que soys de bas lygnage,/ Escuyer ou baron me nomme. » Il s’enrichit grâce à l’Église : « En l’Église prens mes esbas,/ Et en courant les bénéfices,/ Je vens dignités et ofices. » Il pervertit la Justice. Il refuse le travail des champs, trop dur et peu lucratif. Quand il rencontre le Monde, il le déguise en fou1. Les deux pièces ont une morale similaire : « Le Monde, par oultrecuydance,/ Est maintenant fol devenu. » (Chascun.) « Aujourd’uy, Tout-le-Monde est fol. » (Moral.)
Source : Manuscrit La Vallière, nº 49. L’état relativement bon de ce texte normand, ainsi que des allusions à l’époque troublée de Charles IX, me font croire qu’il fut écrit vers 1563, une douzaine d’années avant d’être copié dans ce manuscrit. Il est donc contemporain du Maistre d’escolle, qui figure dans le même manuscrit, et qui fustige lui aussi les abus commis par les protestants rouennais.
Structure : Les 40 premiers vers offrent une curieuse illusion acoustique : on croit entendre des strophes sur trois rimes, mais il n’en est rien. Ensuite, rimes plates, avec deux triolets, un rondel double <177-192>, et une ballade.
Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.
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Moral de
Tout-le-Monde
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À quatre personnages, c’est asçavoir :
LE PREMYER COMPAIGNON 2
LE DEUXIESME [COMPAIGNON]
et [LE] TROYSIÈME COMPAIGNON
[TOUT-LE-MONDE]
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LE PREMYER [COMPAIGNON] commence
Compaignons ! SCÈNE I
LE IIe COMPAIGNON
Quoy ?
LE PREMYER
Que dict le cœur3 ?
LE IIIe COMPAIGNON
Qu’i dict, mon amy ? Le toult vostre4 !
LE PREMYER 5
De vray ?
LE IIe
Comme la patenostre6,
Vous portant çà et là honneur.
LE IIIe
5 Quel gaudisseur7 !
LE IIe
Quel « enseigneur8 » !
LE PREMYER
Je ne suys roy ne grand seigneur,
Mais partoult vouldroys estre maistre.
LE IIe
Tu9 vouldroys bien aultre chose estre.
LE PREMYER
Et quoy ?
LE IIIe
Ataché d’un chevestre10
10 Par le col, le long d’une toyse11.
LE PREMYER
Ataché ? Quoy ! cherchez-vous noise ?
Tireray-ge mes fèremens12 ?
LE IIe
Mon compaignon, on se dégoise13 ;
On14 cherchons tous esbatemens.
LE IIIe
15 Et maison couverte d’ardoise,
Plaine de bons estoremens15.
LE PREMYER
Vous cherchez donques Passetemps16,
Est-il pas vray ?
LE IIe
Il est ainsy.
LE PREMYER
Comme vous, je le cherche aussy.
LE IIe
20 Passe-temps ? Las ! il est transy17.
LE IIIe
Passe-temps ? Il n’est plus icy,
Plus avant ne t’en fault enquerre.
LE PREMYER
Passe-temps a esté soublz terre
Long temps caché et endormy18.
LE IIe
25 A-ce esté par faulte19 de guerre,
Ou [de] ne boyre en un cler voirre20,
Qu’i ne s’est monstré à21 demy ?
LE IIIe
Sçays-tu pourquoy ?
LE IIe
Non, mon amy.
LE PREMYER
Ç’a esté, sans te contredire,
30 Pour quelque chose encor à dire.
LE IIe
Avarice l’a tins en serre22
Sy long temps qu’il est toult remys23.
LE PREMYER
Faulte d’argent 24 encor l’enserre.
Et Erreur l’a à luy submys25.
LE IIIe
35 Faulte d’argent l’a au bas mys.
[LE PREMYER]
Sy bas qu’il n’est26 qui le retire,
Pour quelque chose non à dire27.
LE IIe
Es-tu à [te taire]28 commys ?
Di-le-nous, ce n’est que pour rire29.
LE PREMYER
40 Non feray : il n’est pas permys.
LE IIIe
Mais regardez quel plaisant sire !
LE IIe
Comment ! Nous veulx-tu escondire ?
Voy-tu quelques mauvais sergens ?
Sommes-nous pas, tous deulx, bien gens
45 En dict et en faict diligens
Pour t’ayder, s’y venoyt au poinct30 ?
LE PREMYER
Amys, je ne le diray poinct ;
Je n’y aurès profist en riens.
Sy Tout-le-Monde estoyt des miens31,
50 Je le vous feroys asçavoir.
LE IIe
Tout-le-Monde ? Y le fault avoir ;
Ayons-le !
LE IIIe
Ouy32, mais où est-il ?
LE PREMYER
Toult-le-Monde est par trop subtil :
On ne l’aurons pas aysément.
LE IIe
55 Mot [n’en sonnez]33 présentement !
Apelons-lay34 à nostre afaire.
Puys nous voyrons qu’i vouldra faire35,
Sans mener noyse ny sabas.
Hau ! Tout-le-Monde, es-tu là-bas ?
60 Amont36, hau ! Tout-le-Monde, amont !
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TOUT-LE-MONDE entre SCÈNE II
Je voys, j’entens bien vos débas.
LE IIIe
Hau ! Tout-le-Monde, es-tu là-bas ?
LE PREMYER
Pour avoir part à nos esbas,
Un chascun de nous vous semont37.
LE IIe
65 Hau ! Tout-le-Monde, es-tu là-bas ?
Amont, hau ! Tout-le-Monde, amont !
TOUT-LE-MONDE 38
D’où vient cela, que ces gens m’ont
Sy afecté39 ? Que voulez-vous ?
LE IIIe
Nous voulons t’avoir avec nous,
70 Sy c’est toy qui es Toult-le-Monde.
TOUT-LE-MONDE
Ouy, c’est moy.
LE PREMYER
Que l’on me confonde
Sy onc[ques], à ma vye40, je fus
Tant estonné ne sy confus
De voir Tout-le-Monde en ce poinct,
75 Diférent de robe et pourpoinct,
De bonnet, et de tous abis41 !
LE IIe
Onc en telle sorte ne vis
Le Monde. Ou il est afollé42,
Ou c’est quelque Sot avollé
80 De nouveau43 qui vers nous s’adresse :
Y porte l’estat de Noblesse,
De Marchant, [Justice, et d’Église]44.
TOUT-LE-MONDE
En tous estas je me desguise ;
Es-tu de cela estonné ?
85 S’on m’a dyvers habit45 donné
Ou sy je l’ay eu à crédo46,
Say-ge pas bien faire un Credo47 ?
LE IIIe
Qu’esse que le Monde babille ?
Vestu est de blanc, gris et noir.
LE PREMYER
90 C’est Tout-le-Monde qui s’abille
À crédict pour honneur avoir.
LE IIe
Tout-le-Monde, y vous faict beau voir !
D’un costé, vous estes marchant.
LE IIIe
Alez-vous çà et là marchant
95 Pour mectre grand dérée48 en vente ?
TOUT-LE-MONDE
Ouy : Toult-le-Monde se démente
De marchandise49, au temps qui court.
LE PREMYER
Tout-le-Monde (à le faire court50)
Par marchandise vient en biens
100 Et à honneur.
LE IIe
Souvent à riens :
Car aujourd’uy, tout se marchande.
LE IIIe
Tout-le-Monde, or, je vous demande :
Vous dictes qu(e) aymez marchandise,
Et vous portez l’habit d’Église ;
105 Peuvent ces estas ensemble estre ?
TOUT-LE-MONDE
S’y n’y sont, y les y fault mectre ;
Je n’y voys poinct de répugnance.
Cela est plus commun, en France,
Qu’à Paris la Porte Baudés51.
LE IIIe
110 Parlez bas ! Béaty lourdès 52…
De l’Église qu’on se déporte53.
LE PREMYER
Y fault bien que méchef54 en sorte,
Sy Dieu n’y estend son secours.
TOUT-LE-MONDE
Passons oultre.
LE PREMYER
A ! ces habis cours55,
115 Qu’esse icy ?
TOUT-LE-MONDE
L’abit de Noblesse,
Que j’ey eu et auray sans cesse.
LE IIe
Tant je croys qu’il te couste cher !
TOUT-LE-MONDE
Qui n’en a, il en fault chercher.
Tel a esté petit porcher,
120 Qui n’avoyt vail[l]ant une pomme :
Maintenant est grand gentil-homme.
LE IIIe
Et tous ses filz, gentilz-hommeaulx.
LE PREMYER
Toult-le-Monde en conte de beaulx,
Et [vînt-il de Constantinnoble]56.
LE IIe
125 Tout-le-Monde veult estre noble,
Tant, de race, villain soyt-il.
Chascun se dict estre gentil57,
Fust-il plus vilain c’un rat mort,
Voyre, et ne fist onques effort
130 De faire aulx ennemys la guerre58.
LE IIIe
Bien la faict au pot et au voirre59.
Par quoy, pour ceste grand prouesse,
Il se dict extraict de Noblesse.
LE IIe
L’homme vilain Noblesse blesse.
135 L’homme noble par façon telle,
Sa femme est donques damoyselle60 ?
TOUT-LE-MONDE
Y n’en fault poinct prendre querelle61.
Par argent, plus que par combatre,
Toult-le-Monde est faict gentillâtre62.
LE PREMYER
140 Par argent, vilains laboureurs63
Parvyennent à nobles honneurs.
LE IIe
Par argent, mainct vilain méchant
Sera noble, qui fust marchant64.
LE IIIe
Cela trop desrogue65 Noblesse :
145 Noblesse s’aquiert par proesse66.
LE IIe
Noblesse vient de noble cœur,
Et non pas d’un vilain moqueur.
Dont, pour gens de noble façon,
Disons deulx mos d’une chanson.
Ilz chantent.
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LE PREMYER COM[PAIGNON]
150 Recommençons nostre leçon.
Revenons à ce Monde encore.
Pourquoy portes-tu l’escriptoire67
Et le chaperon de Justice ?
TOUT-LE-MONDE
Cela signifie une ofice68
155 Qui me va tumber sur le col.
LE IIe
Mon Dieu, que [Tout-]le-Monde est fol !
LE IIIe
Tout-le-Monde est mys hors des gons69 ;
Mais, quant est de ses paragons70,
Toucher y n’y fault que des yeulx.
LE PREMYER
160 Le parler en est dangereulx ;
Et pour tant, changons de parolle71.
LE IIe 72
Qu’esse-cy, Monde ?
TOUT-LE-MONDE
C’est un rolle73.
LE IIIe
De mal portes le conterolle
Où toy-mesmes es enrollé
165 Le premyer ?
TOUT-LE-MONDE
Voi(e)là bien parlé !
Mon amy, ce sont lestres closes74
Qui ne seront par vous descloses,
Car vous estes trop peu discrès
Pour voir mon rolle et mes segrès75.
170 J’atens76 à quant c’est, ne vous chaille.
LE IIe
Tout-le-Monde bien nous en baille77 !
LE PREMYER
Non faict, il garde bien le sien78.
LE IIe
Escouste, et nous te dirons bien :
En l’Église – [l’]espouse et saincte79 –
175 Plusieurs ont faict injure maincte,
Et en ont emporté le bien80.
[En l’Église, tu fais tout tien,
Cela est vray comme la messe.]81
En Justice, qu’on dict sagesse,82
180 Bien n’est venu qui ne dict : « Tien83 ! »
LE PREMYER
Ton labeur meurt84, auprès du sien.
LE IIe
Ta noblesse pert sa largesse85.
LE IIIe
En l’Église, tu fais tout tien,
Cela est vray comme la messe86.
LE PREMYER
185 Tu sçays bien demander « Combien ? »,
Et d’empruns trouver la finesse87 ;
Mais de tenir foy et promesse,
Onques n’en voulus sçavoir rien.
LE IIe
En l’Église, tu fais tout tien88,
190 Cela est vray comme la messe.
Ta Justice a peu de sagesse,
Et n’en use s’on ne dict : « Tien89 ! »
Toult-le-Monde, cela n’est bien,
Vouloir troys estas en un mectre :
195 Car de tous tu ne peulx pas estre.
LE IIIe
Tu ne peulx les troys supporter.
Quel habit veulx-tu, seul, porter,
De [tous] ceulx-cy ?
TOULT-LE-MONDE
L’habit d’Église.
LE PREMYER
Pour toy, seroyt bonne devise90,
200 Sy bien en faisoys ton debvoir ;
Mais en as-tu bien le sçavoir91 ?
TOUT-LE-MONDE
J’ey sçavoir par argent urgent92.
LE IIe
Toult-le-Monde obtient par argent
Dignités, prébendes, ofices ;
205 Par argent, il a bénéfices93.
Par argent, fort et foyble blesse.
TOULT-LE-MONDE
Je veulx donq l’habit de Noblesse.
LE PREMYER
Le Monde, l’Église délaisse
Bien tost !
LE IIe
Com[m]ent ? Y vist soublz elle94.
LE IIIe
210 Veulx-tu l’abit de damoyselle,
Afin que toult chascun te loue ?
TOUT-LE-MONDE
De damoyselle ?
LE PREMYER
Voyre.
TOULT-LE-MONDE
Moue95 !
Ma foy, nennin, je n’en veulx poinct.
LE PREMYER
Y sera bien à ton apoinct96.
215 Mais tiens-nous contenance belle !
LE IIe
Or, Toult-le-Monde est damoyselle,
Maintenant.
TOULT-LE-MONDE
Ostez, c’est simplesse !
Car, par ma foy, l’estat me blesse :
Trop me fauldroict de jazerens97,
220 De doreures et de carquens98,
Force chaŷnes, bagues, aneaulx…
Et s’y vient des habis nouveaulx,
Il en fault, et n’en fust-il poinct99.
LE PREMYER
Et ! qui n’aroyt100 argent à poinct,
225 Y fault tost aler aulx empruns.
LE IIe
Dieu fasse pardon aulx deffuns,
Nobles de non101, nobles de grâce,
Qui s’abillent selon leur race,
Sans orgeuil ou trop grande pompe102.
LE IIIe
230 Pompe et orgeuil, le Monde trompe.
Pompes et orgileux103 débas
Ont mys Toult-le-Monde bien bas.
TOULT-LE-MONDE
Sy bas ? Sy hault m’eslèveray
[Que plusieurs je surmonteray.]104
LE PREMYER
235 Pourquoy dis-tu cela ?
TOULT-LE-MONDE
Pourquoy ?
Pour ce : mais que j’aye bien de quoy105,
Je seray vilain anobly.
LE PREMYER
Tu metras vertu en ombly106.
TOUT-LE-MONDE
Et bien ! donc, que marchant je soye
240 De draps de layne ou draps de soye,
De labeur107 ou d’aultre trafique.
Ou que j’aye habit de pratique108 :
Pour bien vray, le feray valoir.
LE IIe
Mais auquel est myeulx ton vouloir ?
245 Tu n’es c’un fol esperlucat109.
TOUT-LE-MONDE
Serès-je poinct bon advocat ?
J’aléguerès bien une Loy.
Je vous suplye, dictes-le-moy :
Que vous en semble, mes supos110 ?
LE IIIe
250 Ton dict ne vient poinct à propos.
Tu seroys meilleur a laboureur.
TOULT-LE-MONDE
A ! je renonce à ce malheur,
Au laboureur, à son habit :
J’airoys trop de peine et labit111.
255 Mais baillez-m’en un, je vous prye,
Qui soyt faict à ma fantasie :
Car selon l’habit, l’homme vault.
LE PREMYER
Le Monde ne sçayt qu’i112 luy fault.
LE IIe
Bail[l]ons-luy habit un peu court
260 Qui sente l’Église et la Court,
Son laboureur terre cherchant ;
Habit qui sente son marchant,
D’un costé long, l’aultre arondy113.
LE IIIe
Dieu, que le Monde est estourdy114 !
265 Y luy fault bailler une espée
Et puys un aful de pompée115 :
Abillé sera au plaisir.
TOUT-LE-MONDE
On ne pouroyt meilleur choisir.
En un toult sera (ce me semble)
270 La guerre et la paix toult ensemble.
A ! mort bieu116 ! Et ! que j’en turay !
Mais au fort117, voylà : je priray
Pour ceulx-là qui sont deisjà mors.
Le sang bieu118 ! s’y sont les plus fors,
275 Ceulx-là que poinct je ne menace,
Comme je leur tiendray carace119,
S’y font vers moy comparaison120 !
LE PREMYER
Selon la teste et la raison,
Le voylà vestu au léger121.
LE IIe
280 Bien est, pour ceste lunaison122,
Selon la teste et la raison.
LE IIIe
Le Monde est plus sot c’un ouéson123.
Est-il privé124, ou estranger ?
LE PREMYER
Selon la teste et la raison,
285 Le voylà vestu au léger.
Mais encore, pour abréger :
Balade.125
Messieurs, pour la conclusion,
Toult-le-Monde, à l’heure présente,
Est fol et plain d’abusion.
290 C’est luy qui Malheur126 nous présente.
D’estat127, jamais ne se contente,
Et s’estime autant que sainct Pol128.
Pour quoy je dis, en nostre entente,
Qu’aujourd’uy, Toult-le-Monde est fol129.
LE IIe
295 Le Monde, par confusion,
A perdu de Raison la sente130 ;
Et, à sa grand dérision131,
Est vestu de guise132 indécente.
Celuy n’y a133 qui ne consente
300 De porter chaŷnes d’or au col ;
Qui monstre134, où Sagesse s’absente,
Qu’aujourd’uy, Toult-le-Monde est fol.
LE IIIe
Le Monde, par ambition,
Se dict noble, qui135 n’a pas rente ;
305 Et par folle présomption,
Descongnoyt136 parent et parente.
Le Monde mect honneur en vente.
Honte le pende137 d’un licol !
Dont je dy, veu qu’en mal s’augmente138,
310 Qu’au jourd’uy, Tout-le-Monde est fol.
TOULT-LE-MONDE 139
Aussy souvent que le vent vente,
Du Monde le cerveau s’esvente140.
Par foys est dur, par foys est mol ;
Sans aielles141, souvent prent son vol ;
315 Sans yeulx, veult voir chose latente142.
Dont concludz (la chose est patente)
Qu’aujourd’uy, Toult-le-Monde est fol.
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FINIS
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1 À la fin de la Seconde Moralité de Genève, le Monde se fait aussi habiller en Fol. 2 Ces 3 personnages n’ont pas de nom, ni d’existence individuelle. Ils ne sont que des numéros, comme tous les groupes de 3 Sots peuplant les sotties. 3 Quoi de neuf ? C’est également la question initiale des Hommes qui font saller leurs femmes. 4 Ce qu’il dit ? Il dit qu’il est tout à vous. 5 À partir d’ici, LV abrège ce nom en « le p ». Je ne le suivrai pas. 6 Vrai comme le Pater Noster. Cf. Jolyet, vers 73. Nous aurons la variante « vrai comme la messe » au vers 178. 7 LV : gaudiseur (Quel plaisantin. Cf. le Gaudisseur.) 8 Sage (ironique). 9 LV : Je 10 D’une corde, au gibet. Voir le vers 308. 11 Métonymie analogue dans un quatrain de Villon : « Et de la corde d’une toise/ Sçaura mon col que mon cul poise [pèse]. » 12 Mon fer, mon épée. Cf. le Raporteur, vers 495. 13 Nous plaisantons. Cf. le Monde qu’on faict paistre, vers 365. 14 Nous. Même normandisme au vers 54. 15 Une maison bien chaude, pleine de provisions. 16 Personnage allégorique. LV l’écrit : pasetemps 17 Refroidi, mort. Cf. le Testament Pathelin, vers 134. 18 Il hibernait en attendant des jours meilleurs, comme son homologue Bontemps dans la Première Moralité de Genève. 19 Par manque. Allusion fielleuse aux guerres de Religion qui déchiraient alors la France. 20 Dans un verre clair, transparent : de n’avoir plus rien à boire. 21 LV : qua (Ne pas se montrer à demi : ne pas se montrer du tout. « Vous n’y voyez pas à demy. » Le Monde qu’on faict paistre.) 22 L’a tenu dans ses serres. Avarice personnifie le manque de générosité : cf. la Bouteille, vers 259-265. 23 Épuisé. « Il luy semble/ Estre tout pesant, tout remis ;/ Il vous a les yeulx endormys. » Guillaume Coquillart. 24 Personnage allégorique. Cf. la sottie Faulte d’argent, Bon Temps et les troys Gallans sans soucy, F 47. 25 Soumis. Le personnage allégorique Erreur symbolise « l’erreur de Luther », le protestantisme : « –Et qui les maine ? –C’est Erreur. » (Le Maistre d’escolle.) Pendant le carnaval de 1562, les huguenots, qui ne toléraient aucun plaisir, avaient attaqué les Conards de Rouen à coups de pierres : c’est ainsi qu’Erreur a soumis Passe-temps. 26 Qu’il n’y a personne. 27 Pour une raison qu’on n’a pas le droit de dire. Sans doute les impôts engendrés par la guerre civile. 28 LV : se faire (Es-tu payé pour te taire ? Les partisans de la liberté d’expression n’ont pas beaucoup apprécié le règne de Charles IX.) 29 Les Sots jouissaient d’une grande liberté de parole, surtout lors des jours gras. Mais la censure les a muselés à partir de la Contre-Réforme. 30 Si l’occasion s’en présentait. 31 Était avec moi. 32 LV : Quoy (Juste avant ce mot, le scribe a tourné deux pages en même temps : les folios 274 vº et 275 rº sont restés blancs.) 33 LV : ien sonrnys (N’en dites rien. « Mais gardez que mot n’en sonnez ! » ATILF.) Cf. Trote-menu et Mirre-loret, vers 129 et 160. 34 Appelons-le. Sur le pronom normand « lay », voir la note 12 du Vendeur de livres. 35 LV : dyre (Ce qu’il voudra faire.) 36 Monte sur la scène ! L’acteur est donc parmi le public. 37 Vous invite à venir. 38 Il grimpe sur l’échafaud. 39 Désiré, recherché. 40 Si jamais, au cours de ma vie. Cf. Jehan de Lagny, vers 297. 41 Ayant des habits si disparates, qui ne vont pas ensemble. 42 Fou. 43 Récemment venu de loin, étranger. 44 LV : labeur et leglise (Le Monde ne veut rien avoir à faire avec la paysannerie <vv. 252-3>, mais il porte sur lui des éléments de Justice <vv. 152-3>.) 45 LV : habis (Si on m’a donné un habit fait de bric et de broc.) Le Monde qu’on faict paistre arbore lui aussi des vêtements bariolés : « Il porte abillement dyvers. » 46 À crédit, du latin credo [je prête]. « Et les payer du grant crédo :/ Assez promettre et rien tenir. » (ATILF.) Ce mot d’argot estudiantin survit encore. 47 Dire la messe comme un véritable homme d’Église. 48 Vos denrées. « Portez vostre derrée en vente. » Marchebeau et Galop. 49 S’occupe de commerce. 50 En un mot. 51 La Porte Baudais, ce haut lieu parisien, était connu jusqu’en province. 52 Ce latin macaronique est l’équivalent de Beati pauperes spiritu, que les rieurs traduisent : Heureux les simples d’esprit. « On passa licentié maistre Antitus des Crossonniers en toute lourderie, comme disent les canonistes : Beati lourdes, quoniam ipsi trebuchaverunt. » Pantagruel, 11. 53 Qu’on cesse de parler, ou nous aurons des problèmes. 54 Qu’un préjudice. 55 Les nobles portaient des habits courts. 56 LV : vingt il de constantin noble (Même s’il venait de Constantinople. Les voyageurs réels ou supposés racontaient sur cette ville des histoires fabuleuses.) 57 Gentilhomme. Au théâtre, Chacun tient le même rôle que Tout-le-Monde : voir par exemple les Sotz triumphans qui trompent Chacun. 58 Dans l’ancien temps, les nobles étaient des guerriers qui défendaient le royaume. Depuis qu’ils ne gagnaient plus de batailles, on les méprisait ouvertement : voir la notice du Poulier à sis personnages. 59 LV : voierre (Au verre : même normandisme à 26.) Il passe son temps à boire. 60 La damoiselle est l’épouse d’un gentilhomme. Idem vers 210 et 216. 61 Il ne faut pas en douter. 62 On devient un nobliau en achetant un titre nobiliaire, et non plus en combattant pour le roi. 63 Les paysans enrichis faisaient l’acquisition d’une terre, et collaient le nom de cette terre à la suite du leur, avec une particule. 64 Alors que c’était un marchand. Ces derniers acquerraient leurs lettres de noblesse en mariant leur fille à un aristocrate ruiné dont ils épongeaient les dettes. 65 Déroge, porte atteinte à. 66 En accomplissant des prouesses militaires. 67 L’écritoire des clercs de justice. Cf. Pernet qui va à l’escolle, vers 35-36. Écritore rime avec encore, à la manière normande : v. la note 85 du Bateleur. 68 Une charge bien payée. 69 Des gonds : il est hors du sens commun. 70 Pour ce qui est de ses parangons, des modèles bien vivants qu’il imite. 71 Pour cela, changeons de sujet. 72 Il remarque le parchemin enroulé que tient Tout-le-Monde. 73 Une liste de futures nominations. « Tu estoie jà escript au rôle/ De quoy on fait les cardinaulx. » Le Villain et son filz Jacob. 74 Des lettres cachetées, qui renferment des secrets d’État. Cf. Ung Mary jaloux, vers 172. 75 Mes secrets. 76 LV : jentens (J’attends le bon moment.) 77 Nous la baille belle. 78 Non, il garde bien son argent : il ne nous en baille pas. Cf. Mallepaye et Bâillevant, vers 183. 79 On considérait que Sainte Mère Église était l’épouse de Dieu. 80 En 1562, les calvinistes avaient pillé plusieurs églises de Rouen. 81 Le scribe commence un nouveau folio sans réfléchir que le vers d’amorçage de ce rondel double terminait le folio précédent. Croyant rétablir la rime, il remplace les deux premiers refrains de ce rondel double par un vers faux dont il a tenté maladroitement de corriger le début : Et se commect mainte chose faincte 82 Dessous, le copiste reprend son vers faux et l’adapte aux nouvelles rimes : se commect maincte grand finesse 83 Celui qui ne dit pas « prends ceci ! » n’est pas le bienvenu dans un tribunal. Tous les satiristes ont dénoncé la corruption des juges et des avocats. 84 Ton effort disparaît. 85 Sa générosité. 86 LV : maisse (Voir les refrains 178 et 190.) 87 Et trouver des ruses pour emprunter. 88 LV : bien (Voir les refrains 177 et 183.) 89 On ne peut en bénéficier si on ne dit pas : Prends ! 90 Ce serait un bon projet. 91 Es-tu assez savant en latin et en théologie ? 92 Jeu de mots banal. « Me prester quelque argent urgent dont j’ay bien grant besoing. » François Ier. 93 N’importe quel incapable n’a qu’à payer pour intégrer le haut clergé. Voir le Temps-qui-court (vers 203-6), et les Sotz ecclésiasticques qui jouent leurs bénéfices au content. 94 Sous elle : il vit aux crochets de l’Église. 95 Interjection de refus accompagnée d’une grimace. 96 Cela t’ira bien. Les 3 Sots déguisent Tout-le-Monde en comtesse. 97 De bracelets. « Quelque dorure, quelque jaseran, ou quelque ceincture à la nouvelle façon. » Bonaventure Des Périers. 98 De bijoux et de colliers. « Des grans habis,/ Des chaŷnes, carquens et rubis/ Que vous portez. » Le Vendeur de livres. 99 Même s’il n’y en avait plus. « Il me faut du nouveau, n’en fust-il point au monde. » La Fontaine, 1671. 100 Si on n’a. L’auteur critique les nobles qui vivent au-dessus de leurs moyens et sont à la merci des usuriers : « Et les nobles emprunteront/ À belle usure des Lombars. » Henri Baude. 101 De nom : de naissance. 102 Sans orgueil ou faste. 103 Orgueilleux. 104 Vers omis au changement de folio. « Plusieurs s’efforceront avec moy ; toutesfoys, je les surmonteray tous facilement. » Étienne Dolet. 105 Pour peu que j’aie de l’argent. 106 En oubli (normandisme). 107 D’artisanat. 108 De praticien : d’avocat. 109 Porteur de perruque, comme les magistrats. Cf. le Poulier à sis personnages, vers 70 et note. 110 Les suppôts sont des Sots inféodés à un prince ou à tout autre chef d’une confrérie joyeuse, par exemple l’abbé des Conards de Rouen. « Tu n’es pas digne/ D’estre des suppostz de Follie. » Les Sotz qui corrigent le Magnificat. 111 De tourment. 112 Ce qu’il. 113 Raccourci. LV a d’abord noté, puis biffé : estourdy acoursy 114 Fou. Cf. la Pippée, vers 75. 115 Une coiffe de poupée (normandismes) : cf. la Pippée, vers 551. On affuble Tout-le-Monde avec des jouets d’enfants : une épée en bois, une coiffe de poupée. 116 Tout-le-Monde jure comme un soldat, puisqu’il porte un habit de noble et une fausse épée. 117 Tant que j’y serai. Tout-le-Monde adopte une attitude pateline, puisqu’il porte une robe de prêtre. 118 Il redevient soldat. 119 Je les caresserai de coups. « Vous qui vous caressez ainsi à coups de poing. » (Pierre de Larivey.) Je signale une erreur de Cotgrave : CARASSE, qu’il définit « A huge, or great face », est une faute de transcription pour caraffe, les ff étant alors à peu près identiques aux ss. 120 Confrontation. 121 À la légère, inconsidérément. Les Sots le coiffent d’un bonnet de Sot. 122 La lunaison influence les hommes lunatiques, alors sujets à un coup de folie. Cf. l’Avantureulx, vers 211. 123 Que le petit d’une oie. Cf. Guillerme qui mengea les figues, vers 7. 124 Proche de nous. 125 LV insère ce titre entre les deux vers précédents. 126 Encore une allégorie : cf. Gautier et Martin, vers 133 et 265. C’est à cause de Tout-le-Monde que nous avons tant de malheur. 127 D’un seul état, d’une seule profession. « Celuy est fol qui ne se contente. Tout le monde est donc fol, parce que nul n’est content de sa fortune. » Guillaume Bouchet. 128 Il se prend pour saint Paul. 129 Cette morale hautement médiévale a beaucoup servi et pourrait servir encore. « Tout le monde est fol. En Lorraine, Fou est près Tou [de Toul]. » Rabelais, Tiers Livre, 46. 130 La voie de la Raison, autre allégorie. 131 À son grand ridicule. 132 De manière. 133 Il n’y a personne. 134 Ce qui montre. 135 Alors qu’il. 136 Ne veut plus reconnaître. 137 LV : bende (« Qu’on le puist pendre/ Et estrangler d’ung bon licol ! » Villon. Cf. Deux hommes et leurs deux femmes, vers 457-8.) Dans une autre Moralité, les Enfans de Maintenant (BM 51), c’est en effet le personnage allégorique appelé Honte qui conduit au gibet l’homme déshonoré. 138 LV : sauquemente (Vu qu’il progresse dans le mal.) 139 L’envoi de cette ballade aurait dû comporter 4 vers, et commencer par le mot « Prince ». 140 S’emplit de vent. 141 « C’est folie de vouloir voler sans aile. » Trésor des sentences. 142 Cachée.