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LE BATELEUR
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Jouée en Normandie au milieu du XVIe siècle, cette farce est un hommage au théâtre et surtout à ses interprètes, dont elle fait quasiment des saints. Elle nous immerge dans une troupe de bateleurs. Les forains attiraient les badauds avec des chansons, des tours d’adresse et des acrobaties. Quelques-uns jouaient des saynètes ; plusieurs de ces bonimenteurs se découvrirent une vocation théâtrale. Mais ici, nous sommes loin de Mondor et Tabarin, ou même de Descombes et Grattelard : la troupe, médiocre, tente d’écouler des images tout aussi médiocres qui glorifient des acteurs célèbres dans les environs de Rouen. (Une troupe de bateleurs du même acabit vend de fausses images pieuses dans la Vie de sainct Christofle, de Claude Chevalet.) On peut trouver touchante la sincérité de l’auteur et des comédiens, qui exercent leur apostolat malgré la mesquinerie des bourgeois.
Le personnage de Binette et les détails qui la concernent proviennent d’une chanson normande du XIVe siècle, réimprimée plusieurs fois dans les années 1530 : Mon père m’envoie. Je surligne les passages que l’auteur de la farce a utilisés :
Mon père m’envoye Et bien aultre chose
Garder les moutons. Que je vous diray. »
Après moy envoye « –De mon pucellaige
(Dureau la duroye), (Dureau la durette),
Après moy, envoye De mon pucellaige,
Ung beau valeton. Présent vous feray.
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Après moy envoye De mon pucellaige,
Ung beau valeton, Présent vous feray,
Qui d’amours me prie Et de bon couraige1
(Dureau la duroye), (Dureau la durette),
Qui d’amours me prie. Et de bon couraige
Et je luy responds. Je vous aymeray.
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Qui d’amours me prie. Et de bon couraige
Et je luy respondz : Je vous aymeray. »
« –Allez à Binette Andely-sus-Seine
(Dureau la durette), (Dureau la durette),
Allez à Binette, Andely-sus-Seine,
Plus belle que moy. Trois basteaulx y a.
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Allez à Binette, Andely-sus-Seine,
Plus belle que moy. Trois basteaulx y a,
S’elle vous reffuse C’est pour mener Binette
(Dureau la durette), (Dureau la durette),
S’elle vous reffuse, C’est pour mener Binette
Revenez à moy. Au Chasteau Gaillart.
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S’elle vous reffuse, C’est pour mener Binette
Revenez à moy. » Au Chasteau Gaillart.
« –Elle m’a reffusé Que fera Binette
(Dureau la durette), (Dureau la durette),
Elle m’a reffusé : Que fera Binette
Je reviens à vous. Au Chasteau Gaillart ?
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Elle m’a reffusé : Que fera Binette
Je reviens à vous. Au Chasteau Gaillart ?
J’ay en ma boursette Fera la lessive
(Dureau la durette), (Dureau la durette),
J’ay en ma boursète Fera la lessive
Cent escus de roy. Pour blanchir les draps.
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J’ay en ma boursète Fera la lessive
Cent escus de roy, Pour blanchir les draps.
Et bien aultre chose Servira son maistre
(Dureau la durette), (Dureau la durette),
Et bien aultre chose Servira son maistre
Que je vous diray2… Quand il luy plaira.
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Source : Manuscrit La Vallière, nº 70.
Structure : Rimes plates, avec des quatrains à rimes embrassées et 3 triolets.
Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.
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Farce joyeuse
à .V. personnages
C’est asçavoir :
LE BATELEUR
Son VARLET
BINÈTE
Deulx FEMMES
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LE BATELEUR commence en chantant,
en 3 tenant son Varlet.
Arière, arière, arière, arière 4 ! SCÈNE I
Venez le5 voir mourir, venez !
Petis enfans, mouchez vos nés6,
Pour faire plus belle manyère.
5 Arière, arière, arière, arière !
Voécy le monstre7 des Badins,
Qui n’a ne ventre ne boudins8
Qu’ilz ne soyent subjectz au derière9.
Arière, arière, arière, arière !
10 Voicy celuy, sans long frétel10,
Qui de badiner ne fut tel11 ;
L’expérience en est planière12.
Arière, arière, arière, arière !
Veoicy celuy qui passe tout.
15 Sus ! faictes le sault13 ! Hault ! Deboult !
Le demy-tour ! Le souple sault14 !
Le faict, le défaict15, sus ! J’ay chault !
J’ey froid16 ! Est-il pas bien apris ?
En efect, nous aurons le pris
20 De badinage17, somme toute.
Mon varlet ?
LE VARLET
Hau, mon maistre !
LE BATELIER18
Escoute :
Y fault bien se monstrer abille19
Tant qu’on ayt le bruict20 de la ville ;
Car cela nous poura servyr
25 Pour nostre plaisir21 assouvyr.
Entens-tu bien ?
LE VARLET
Je vous entens :
Nous ne ferons que passetemps22
Pour resjouyr gens à plaisir.
LE BATELIER
Les fièbvres vous puissent saisir,
30 Mon varlet !
LE VARLET
Mais c’est pour le Maistre !
LE BATELEUR
Mais un estron pour te repaistre !
Aussy bien, junes-tu23 souvent.
LE VARLET
Je desjunes souvent de vent :
Mon ventre est plus cler24 que verière.
35 Mais sy je lâche le derière25
Par avanture26, (entendez-vous ?27),
Vostre part y sera tousjours !
LE BATELEUR
Tu me veulx assez souvent bien…
Hau, mon varlet : passe28 ! Revien !
40 Or, va quérir ma tétinète,
Ma trètoute : ma mye Binète29.
Et de bref, luy faict[z] asçavoir
Qu’on la désire fort à veoir.
Car icy nous fault employer
45 De30 nostre sçavoir desployer :
En efect, nous aurons le bruict31.
LE VARLET
Le bruict aurons sans avoir fruict,
Car les dons apetissent32 fort.
LE BATELEUR
Or va !
LE VARLET
Je feray mon effort
50 Myeulx que varlet qui soyt en ville.33
.
En chantant : SCÈNE II
Je suys amoureulx d’une fille ;
Et sy 34, ne l’ose dire, la tourelourela !
Ma mêtresse, hau ! SCÈNE III
BINÈTE entre 35
Qui esse-là ?
LE VARLET
Venez !
BINÈTE
En quel lieu ?
LE VARLET
Tant prescher36 !
55 Maintenant convyent desmarcher37 :
Tant avons troté et marché
Que nous avons trouvé marché
Pour nostre marchandise vendre.
BYNÈTE
C’est don[c] marchandise à despendre38 :
60 Poinct ne profitons aultrement.
Toutesfoys, alons.
LE VARLET
Vitement ! Il chante :
El a les yeulx vers et rians,39
Et le corps faict à l’avenant.
Quant je la voy, mon cœur soupire ;
65 Et sy, ne l’ose dyre,
Tourelourela.
BYNÈTE40
C’est trop chanté, charge cela !
LE VARLET
Charger ? J’ey encor à dîner41.
J’aymes beaucoup myeulx le traîner ;
70 Aussy bien, n’esse que bagage.
BYNÈTE
Au moins, fais-toy valoir42.
LE VARLET
Je gage
Que je feray des tours sans cesse.
LE BATELYER SCÈNE IV
Que tantost j’auray belle presse43 !
Varlet ?
LE VARLET
Hau !
LE BATELEUR44
C’est bruict que de luy.
LE VARLET
75 Voyci Binète d’Andely45.
Venez, venez à la vollée46 !
LE BATELEUR
Venez la voir, la Désollée47 !
Aprochez tous !
BYNÈTE
A ! mon baron48…
LE VARLET
« Que je soys de vous acollée. »
LE BATELEUR
80 Venez la voir, la Désollée !
LE VARLET
El est, de présent, afollée :
On le voit à son chaperon.
LE BATELEUR
Venez la voir, la Désollée !
Aprochez tous !
BINÈTE
Et ! mon baron…
LE BATELEUR
85 Or, me dictes qu’on49 chanteron,
Ce pendant qu’on50 s’assemblera.
Mon varlet, qui commencera ?
LE VARLET
Ce sera moy !
BINÈTE
Mais moy !
LE BATELEUR
Mais moy51 !
LE VARLET
Mauldict soyt-il qui ce sera !
LE BATELEUR
90 Mon valet, qui commencera ?
LE VARLET
Ce sera moy !
BINÈTE
Mais moy !
LE BATELEUR
Mais moy !
LE VALET
Sy je vis jusqu(e) au moys de may,
Je seray maistre52.
BINÈTE
C’est la raison.
LE BATELIER
Chantons, et ôtons ce blason53.
LE VARLET
95 C’est bien dict. Mêtresse, chantons !
BYNÈTE, en chantant :
Or, escoustez !
LE BATELYER, en chantant :
Or, escoustez !
LE VARLET
Or, escoustez sy vous voulez
Une plaisante chansonnète.
BYNÈTE
Vos gorges sont trop refoulés54.
LE VARLET
100 Sans boyre55, la mienne n’est nète.
Les deulx femmes entrent.56 SCÈNE V
[LE VARLET,] en chantant :
Alons à Binète, duron la durète,
Alons à Binète, au Chasteau Gaillart.57
LE BATELEUR58
Or sus, faictes un sault, paillart !
Pour l’amour des Dames, hault ! Sus !
LA P[REMIÈRE] FEMME entre SCÈNE VI
105 Ces gens-là nous ont aperceutz :
Y font quelque chose pour nous.
LE BATELEUR
Aprochez-vous, aprochez-vous,
Et vous orrez59 choses nouvelles.
LE VARLET
Venez voir la belle des belles !
110 Arière, arière, faictes voye60 !
LA IIe FEMME
Y fault bien que cecy je voye,
Car à mon plaisir suys subjecte61.
LE BATELEUR
Aprochez ! Qui veult que je gecte
Hault62 les mains ?
BYNÈTE
L’on vous veult monstrer
115 Que n’en sceûtes un rencontrer63
Qui tant fŷt de joyeuseté.
LE BATELEUR, [en chantant :]
G’y ay esté, g’y ay esté,
Au grand pays de Badinage.64
LA PREMIÈRE FEMME
Av’ous quelque beau personnage
120 Pour nous ? Car c’est ce qui nous mayne.
LE VARLET
Tous nouveaulx, faictz de la sepmayne ;
Des plus beaulx que jamais vous vistes.
LE BATELEUR
Valet, sçav’ous bien que vous dictes ?
Qui sera maistre, de no[u]s deulx ?
125 Laisse-moy parler !
LE VALET
Je le veulx.
[BINÈTE]
Et Binète la Désolée,
Fault-il poinct qu’el ayt sa pallée65 ?
Hen ?
LE BATELIER
Pais, que je ne vous esterde66 !
BYNÈTE
Je l’aray !
LE BATELEUR
Mais plus tost la merde !
LE VARLET
130 Mengez-la donq, qu’el ne se perde !
Car qui la mengera l’aura.
BINÈTE
Je parleray !
LA IIe FEMME
El parlera !
Femmes ont-il pas leur planète67 ?
LE VARLET
S’el ne parle, elle afollera68.
BINÈTE
135 Je parleray !
LE BATELEUR
El parlera ?
LA PREMIÈRE FEMME
Dea ! s’el ne parle, el vous laira69.
LE BATELEUR
Et ! la place en sera plus nète.
BINÈTE
Je parleray !
LES DEULX FEMMES ensemble
El parlera !70
LA IIe FEMME
Femmes ont-y pas leur planète ?
LE BATELEUR
140 Ouy, quant ilz ont leur hutinète71,
Tesmoing mon varlet…
LE VARLET
Il est vray.
[BINÈTE]
N’est pas72, donc ! Ilz 73 chantent :
Qu’en dira Binète,
Qui a le cœur gay ?
BYNÈTE
[Monstrons nos pourtraictz, par ma foy !]74
Hault, qui en veult, lève le doy75.
LE BATELEUR
145 À sept cens frans !
[LA IIe FEMME]76
Mais à sept blans77 !
LE VARLET
Nous ne sommes pas assez78 blans.
Sang bieu ! il n’y a croix79 en France.
LE BATELIER
J’aymasse80 autant vendre à créance !
Qui en veult ? Je les voys remectre81.
LE VARLET
150 Encor fault-il vendre, mon maistre.
LE BATELIER
Vendre ? Mais trocher82, c’est le myeulx.
De trocher, je seroys joyeulx :
Sy de femme estoys myeulx pourveu… [Il chante :]
Et ! vous n’avez rien veu, rien veu.83
LA PREMIÈRE FEMME
155 Vous ne nous monstrez que folye ;
Monstrez quelque face jolye
Qui ressemble à la créature84.
BINÈTE
Vous voirez maincte pourtraicture
Des gens de quoy on faict Mémoyre85.
LE VALET
160 Et ! vous n’avez rien veu encore,
Depuys que vous estes cëans.
Voécy des Badins antiens86 ;
Voécy les ceulx du temps jadis,
Qui sont lassus87 en Paradis
165 Sans soufrir paines ne travaulx88 :
Voécy maistre Gilles des Vaulx89,
Rous[s]ignol90, Brière, Peng[u]et,
Et Cardinot91 qui faict le guet,
Robin Mercier, Cousin92, Chalot,
170 Pierre Régnault (ce bon falot93),
Qui chans de Vires94 mectoyent sus.
LA IIe FEMME
Est-il vray ?
LE VARLET
Ilz sont mys là-sus95.
Y n’ont faict mal qu’à la boysson96.
LE BATELEUR
Chantres, de Dieu sont tous receups97.
LA PREMIÈRE FEMME
175 Est-il vray ?
LE BATELIER
Y sont mys là-sus.
LE VARLET
Myracles en sont aperceups98.
Dieu veult qu’on le serve à bon son99.
LES DEULX FEMMES ensemble
Est-il vray ?
BYNÈTE
Ilz sont mys là-sus.
Y n’ont faict mal qu’à la boysson.
LE BATELEUR
180 Je vous dis que Robin Moysson
De nouveau100 nous l’a révellé.
Et atendent101, nole, velle,
Pour chanter en leur parc d’honneur102,
Un surnommé « le Pardonneur103 »,
185 Un Toupinet ou un Coquin,
Ou un Grenier104 aymant le vin,
Pour devant Dieu les secourir.
LE VARLET
Je ne veulx poinct encor mourir,
Car je m’ayme trop myeulx icy !
LE BATELYER
190 Voiécy les vivans, [voy-les cy]105,
Maintenant je les vous présente,
Voyez.
LA PREMIÈRE FEMME
Poinct n’en veulx estre exempte
Que je n’en aye106 tout mon plaisir.
LA IIe FEMME
Veuil[l]ez-nous les mylleurs choisir,
195 Afin que nous les achatons.
LE VARLET
Je les voys choisir à tâtons
Jusques au fons de la banète107.
LA PREMIÈRE FEMME
Et combien ?
LE BATELEUR
Parlez à Binète : 108
De tout el vous fera marché109.
BINÈTE
200 Nous aurons tantost tout cherché
Sans vendre ; je n’y entens rien110.
LE BATELEUR
À combien, Dames, à combien ?
À un liard111 ! Qui en vouldra,
Maintenant, Dames, on voyra.
LA IIe FEMME
205 Poinct n’en voulons.
LE BATELEUR
Rien n’y entens.
Vous ne voulez que passetemps,
Pour rire en chambres et jardins.
LE VARLET
Voécy cy112 les nouveaulx Badins
Qui vont dancer le trihory.
210 Vécy ce badin de F[l]oury113,
Et le badin de Sainct-Gervais :
Les voulez-vous ?
LA PREMIÈRE FEMME
Que je les voys114.
Replyez, tout cela me semble ville.
LE BATELEUR
Bien. Le badin de Soteville115 ?
215 Ou le celuy de Martainville116 ?
Les voulez-vous ?
LA IIe FEMME
Et ! c’est Pierrot117 ?
LE VARLET
In Gen118 ! C’est mon : c’est mon frérot119.
Aussy Le Boursier120, et Vincenot ;
Sainct-Fes[s]in121, ce mengeur de rost :
220 Retenez-lay122, il est gentil.
LE BATELYER
Que tous aultres soyent au vétil123,
Car toutes f[l]aches124 vous en estes.
BINÈTE
Voécy le Badin aulx lunètes,
Et puis125 aultres petis badins
225 Qui vous avalent ces bons vins :
Seront-il de la retenue ?
LA PREMIÈRE FEMME
Son badinage dymynue,
Pour tout vray ; mais ses compaignons
On ne prison pas deulx ongnons126,
230 Car y ne font que fringoter127.
Y ne nous feroyent qu’assoter128.
LE VALET
Vous ne voulez rien acheter ?
Vous estes assez curieuses
De voir inventions129 joyeuses ;
235 Mais quant vient à faire payment,
Rien ne voulez tirer130, vraiment.
Et ! ce poinct icy retenez :
Chantres et badins sont tennés131.
Ainsy, prou vous face132, mes Dames !
LA IIe FEMME
240 De dons133 ne povons avoir blâmes :
Nous-mesmes voulons qu’on nous donne.
LE BATELEUR
Aussy, honneur vous abandonne.
Vous voulez avoir vos plaisirs,
Vos acomplimens134, vos désirs.
245 Nous entendons bien vos façons.
LE VARLET
Sy vient un rompeur135 de chansons,
Un fleurecon136, un babillart
Faisant de l’amoureux raillart,
Qui vienne saisir le costé137,
250 Y sera plus tost escousté
C’une plaisante chansonnète138.
LA PREMIÈRE FEMME
Dictes-vous ?
LE VARLET, [en chantant :]
Parlez à Binète.
LA PREMIÈRE FEMME
Sy d’avanture on nous gauldit139,
Ou nostre mary nous mauldit :
255 Où prendron-nous nostre recours140 ?
Qui nous veuille donner secours,
Synon d’ouÿr quelque sonnète141 ?
LE BATELEUR
Dictes-vous ? Parlez à Binète,
Qui se tient au Chasteau Gaillart.
LA IIe FEMME
260 Sy nostre mary est viellart,
Qu’i ne face que rioter142 :
Où irons-nous pour gogueter143 ?
De ce, voulons estre certaines.
LE VALET
S’y vous dient144 : « Vos fièbvres cartaines ! »,
265 Incontinent je vous réfère
Que leur debvez responce fère :
« Mais vous ! », car cela est honneste.
LES II FEMMES e[n]semble
Dictes-vous ?
LE VALET, [en chantant :]
Parlez à Binète.
LE BATELYER
Binète vous en rendra compte145.
LA PREMIÈRE FEMME
270 De nous, ne faictes pas grand compte,
Mais bien on s’en raporte à vous.
LE VALET
Aussy ne faictes-vous de nous146 :
Unne personne de valleur
N’apelle un chantre « bateleur »,
275 Ne « farceur », mais, à bien choisir,
« Gens de cœur plains de tout plaisir ».
De vos dons, riens ne conprenons147 ;
Mais nostre plaisir on prenons
De chans, pour estre esbanoyés148
280 Sans jamais estre desvoyés149.
BINÈTE
De Dieu, poinct ne vous défiez :
De Luy serez glorifiés150.
Sy on donne poy, c’est tout un151.
Riez, chantez et solfiez ;
285 Jeutz & esbas signifiez152,
De jour, de nu[i]ct, quant il faict brun.
Subjectz ne soyez au commun153 :
Nostre154 plaisir nous assouvyt.
Qui plus v[o]it de monde155, plus vit.
LE BATELYER
290 Récréons-nous, chantons subit !
LE VARLET
Hardiment faisons-nous valloir !
Soulcy d’argent n’est que labit156.
De petit don ne peult chaloir157,
[Sy] chantons et faisons debvoir.
FINIS
*
1 De bon cœur. 2 Boursette = braguette. 3 LV : on (Le Bateleur tient son valet quand il lui fait exécuter un numéro d’équilibriste.) 4 Comme au vers 110, on demande à l’assistance de reculer pour ne pas gêner les artistes. Ce refrain est chanté ; il ouvrait déjà la farce de Légier d’Argent. 5 LV : la (Le Bateleur attire les voyeurs en leur faisant croire que l’équilibriste exécute un numéro dangereux.) 6 Mouchez votre nez maintenant pour ne pas faire de bruit quand le spectacle aura commencé. Le Bateleur de la Vie monseigneur sainct Loÿs, de Gringore, déclamait déjà ce vers, de même que celui des Basteleurs, de Chevalet. On le trouve également dans la Fille bastelierre, qui met en scène une bateleuse, et dans les Sotz qui corrigent le Magnificat, où évoluent des comédiens amateurs. 7 Le phénomène de foire. Les Badins sont spécialisés dans les rôles de demi-sots. V. la notice de Troys Galans et un Badin. 8 Ni bedaine. 9 Qui ne soient sujets à émettre des pets. Voir les vers 34-35. Le Valet se produit donc comme chanteur, acrobate, comédien et… pétomane. Ces « flatulistes » divertissaient les cours d’Europe, comme les deux qui exercent leur art sur la droite de cette gravure. 10 Bavardage. Cf. Saincte Caquette, vers 22. 11 Qui n’eut jamais d’égal pour jouer la comédie. 12 Plénière, patente. 13 Un saut périlleux. Le Bateleur donne ces ordres à son valet. 14 Soubresaut acrobatique. « Saillir en hault,/ Faire un tour et ung souple sault. » Sermon joyeux des quatre vens. 15 Peut-être une cabriole en arrière et une en avant, ou le contraire. « Le déposer [destituer], ce seroyt acte de batelleurs qui font le faict et le deffaict. » Rabelais, Lettre à G. d’Estissac. 16 Le Valet mime un homme qui a chaud, puis un homme qui a froid. 17 Le premier prix de comédie. 18 Sic. Le ms. La Vallière commence d’ailleurs avec la Fille bastelierre, qui raconte les pérégrinations d’une bateleuse normande. 19 Habile. 20 Jusqu’à ce que nous soyons connus. Il s’agit donc d’une troupe itinérante qui vient d’arriver. 21 Le plaisir d’être sur scène. 22 Nous nous produirons gratuitement. 23 Tu jeûnes, à cause de notre pauvreté. 24 Plus clair, plus transparent qu’une vitre. 25 Si je pète (note 9). 26 LV : dauanture 27 Cette incise était accompagnée d’un bruit de pet, comme aux vers 348 et 366 du Sermon joyeux des quatre vens. En Normandie, vous rime avec toujous, qui subit l’amuïssement du « r » final. 28 Les acrobaties reprennent. 29 C’est la compagne du Bateleur. À l’autre bout du tréteau, elle est assise sur la malle aux accessoires pendant que les deux hommes sont partis en reconnaissance. 30 Il faut nous appliquer à. 31 Ainsi, nous aurons du succès. 32 Se rapetissent. 33 Le Valet se dirige vers Binette. 34 Et pourtant. La chanson est de Jehan Guyot : « Je suis amoureux d’une fille,/ Mais je ne l’ose dire./ Va-t’en, garila turlura !/ Elle a les yeux vers et rians,/ Va-t’en, garila turlura. » Cf. le Savetier Audin, vers 93. Le Valet fait de cette ritournelle une déclaration d’amour pour Binette. 35 En jargon théâtral, ce verbe signifie : commence à parler. Idem après le vers 104. 36 (Faut-il) tant bavarder ? 37 Il faut marcher, avancer. 38 À dépenser sans profit. 39 Suite de la chanson précédente (note 34), toujours destinée à Binette. 40 Elle montre au Valet la malle d’osier contenant des portraits de comédiens. À titre d’exemple, voici un portrait de Pierre Gringore. 41 Je n’ai pas encore dîné : je n’ai donc pas assez de force pour porter un fardeau. 42 Mets-toi en valeur devant le public. Ils rejoignent le Bateleur en traînant la malle. 43 Un public dense. 44 Il vante aux spectateurs la célébrité de son valet. Un siècle plus tard, « l’Illustre Théâtre » du jeune Poquelin pratiquera l’autopromotion avec le même opportunisme. 45 Du Petit-Andely, près de Rouen. (V. ma notice.) Binette n’est pas originaire de ce village, mais elle a fréquenté sa prison, le Château Gaillard, où des femmes adultères furent incarcérées. 46 Rapidement. 47 L’ancienne prisonnière est spécialisée dans les rôles tragiques : c’est pourquoi le chaperon qui la coiffe est en désordre (vers 82). Là encore, l’auteur semble s’inspirer d’un personnage plus ancien : voir l’Arbalestre, vers 132-133 et note. 48 Mon mari, dans le style noble des tragédies et dans le style parodique des farces : « Mon baron,/ Que vous plaist-il que je vous face ? » (L’Amoureux.) Binette a un trou de mémoire ; le Valet lui souffle son texte. 49 Ce que nous. 50 Pendant que le public. 51 Passage interpolé, comme l’explique André Tissier dans son édition <Recueil de farces, IV. Droz, 1989, pp. 247-295>. « Moy » rime avec le « may » du vers 92. 52 Je remplacerai le Bateleur. 53 Ce sujet de disputes. Les 2 vers qui suivent sont interpolés (Tissier, p. 270). 54 Éraillées. 55 Si je ne bois pas de vin. « Fault tenir sa gorge nette/ Et byen souvent la mouiller. » Vaudevires. 56 Elles se dirigent vers les bateleurs, mais ne commencent à parler qu’au vers 105. Le Valet continue donc sa tirade. Voir Tissier, p. 271. 57 Voir la chanson originale dans ma notice. Le Château Gaillard est une ancienne prison du Petit-Andely : « Il envoya le Navarrois sous bonne garde au Chasteau Gaillard d’Andelis. » (M.-E. de Mézeray.) On y avait enfermé des femmes débauchées : « Les deux autres furent encloses, et depuis furent mises au Chasteau Gaillard, en Normandie. » (Alain Bouchard.) 58 Voyant les spectatrices, il demande à son valet de faire des acrobaties. Les deux femmes, qui veulent tout voir sans rien acheter, sont les copies des deux commères du Vendeur de livres. 59 LV : ores (Vous entendrez.) 60 Laissez le passage. Le Valet feint d’être bousculé par une nombreuse assistance. 61 Soumise. 62 LV : mon scauoir hault (Que je saute en levant les bras. C’est un tour de force, pour un homme qu’on suppose âgé et corpulent.) 63 Que vous n’avez pu rencontrer un seul homme. 64 Cette chanson inconnue devait viser les habitants du « pays de Badaudage », autrement dit les Parisiens, plus connus en Normandie sous le nom de badauds. « Je vous veux compter par plaisir (…)/ Ce qu’au païz de Badaudage/ Est arrivé depuis huict jours. » Godefroy. 65 Son tour de parole (normandisme). Cf. Jolyet, vers 216. « Les plus hupéz de st’assemblée (…)/ M’en ont deffendu la palée. » La Muse normande. 66 Si vous ne voulez pas que je vous frotte. 67 Leurs caprices. Les femmes étaient gouvernées par deux planètes : la Lune, sous l’ascendant de la déesse vierge Diane ; et Vénus, vouée à la déesse du plaisir. 68 Elle deviendra folle. 69 Elle vous laissera. 70 Dans LV, le Varlet pollue le triolet 132-139 avec une locution scatologique en patois normand qu’on lira aussi dans la Friquassée crotestyllonnée : et leque foure mengera 71 LV : haultinete (Quand elles ont une envie de hutin, de coït. « J’ay mignons prêtz autour de moy,/ Avitailléz pour le hutin. » <Guillaume Coquillart.> Cf. Frère Guillebert, vers 133.) Le Bateleur insinue que son valet couche avec Binette, qui est la seule à le nier. 72 Ce n’est pas vrai. 73 Les deux hommes. 74 Vers manquant. Binette veut détourner la conversation. 75 Que celui qui en veut lève bien haut le doigt. 76 LV : binete 77 Plutôt à 7 sous. 78 LV : a sept (Blanc = candide, facile à duper. Cf. les Trois amoureux de la croix, vers 560.) 79 Il n’y a plus d’argent. Cf. Colin qui loue et despite Dieu, vers 37. Par métonymie, on appelait « croix » les monnaies dont le côté face s’ornait d’une croix. 80 LV : jaymes (J’aimerais autant les vendre à crédit.) 81 Je vais les ranger. 82 Troquer. Songeant à une autre farce normande, le Trocheur de maris, le Bateleur voudrait bien troquer sa femme contre une nouvelle. 83 Il semble s’agir d’une chanson, qui continue au vers 160. 84 À l’original. 85 Des comédiens sur lesquels on a écrit des chroniques. Les Normands prononçaient mémore. « Je m’esmerveille comme encore/ Il est du contraire mémore. » Le Triomphe des Normans. 86 Ancians rime avec cians. 87 Là-haut. Coup de griffe contre l’Église, qui désapprouvait le métier de saltimbanque. 88 Ni tourments : sans être en enfer. 89 Auteur et comédien dont on a conservé quelques poèmes religieux. Les gens de théâtre s’anoblissaient en collant à leur nom celui d’une ville qui leur était chère. Voir « Binette d’Andely » au vers 75. Les Vaux-de-Vire (aujourd’hui Val-de-Vire), en Normandie, furent le foyer des « vaudevires », ces chansons à boire qui ont abouti aux rondes de table nommées vaudevilles. 90 Il avait appartenu à la troupe de Triboulet. Voir la note 6 des Vigilles Triboullet. 91 On lui attribue parfois la célèbre sottie des Menus propos. 92 Le comédien Jehan Cousin émargeait dans la troupe du Pardonneur (vers 185). 93 Ce bon compagnon. Cf. le Capitaine Mal-en-point, vers 338. 94 Qui rehaussaient les vaudevires : note 89. 95 Là-haut, au Paradis. 96 Ils n’ont attaqué que des bouteilles. 97 Reçus au Paradis. 98 Aperçus. Le comédien Triboulet fait aussi des miracles après sa mort : les Vigilles Triboullet, vers 148 et 300. 99 En chantant bien. 100 Récemment. 101 LV : atendant (Nolle, velle : qu’on le veuille ou non.) 102 Au paradis des anciens badins. 103 C’est le surnom de Pierre le Carpentier, acteur et chef de troupe rouennais. Tout ce passage est éclairé par un article magistral de Michel Rousse : Une représentation théâtrale à Rouen en 1556. <European Medieval Drama, vol. 7, 2003, pp. 87-116.> Un pardonneur est un bateleur qui vend des indulgences à des dupes auxquelles il fait baiser de fausses reliques. Cf. le Pardonneur. 104 C’est le nom de notre Valet, qui aime bien le vin (vers 100), mais qui aime aussi vivre sur terre. 105 LV : voy lessy (Les voici.) Après les acteurs défunts ou âgés, on passe aux jeunes bien vivants. 106 Sans en avoir. 107 De la malle d’osier (vers 67-70). 108 Ce refrain correspond au « Allez à Binette » de la chanson que je signale dans ma notice ; il est forcément chanté, de même qu’aux vers 252, 258 et 268. Le Badin qui se loue le chantait déjà aux vers 28-29. 109 Elle conclura la transaction. Mais aussi : Elle vous fera marcher. Cette expression militaire avait déjà une connotation péjorative : « On avoit mal faict de n’avoir donné quelques sachées d’avoyne aux officiers desdictes trouppes pour les faire marcher plus oultre. » 110 Nous aurons bientôt sorti tous les portraits sans en vendre un seul ; je n’y comprends rien. 111 Un sou. 112 LV : vecy (Le trihori est une danse bretonne appréciée des farceurs. Cf. le Savatier et Marguet, vers 80.) 113 De Fleury, dans la Manche. Saint-Gervais est un quartier de Rouen. 114 LV : voye (Les Normands prononçaient « vais ».) 115 Sotteville-lès-Rouen. Pour un joueur de sotties, ce nom était prédestiné. 116 Quartier de Rouen. C’est le pseudonyme de l’acteur Nicollas Michel. Voici ce qu’en dira Noël Du Fail dans les Contes et discours d’Eutrapel (1585) : « Comme j’ay veu à l’issue des Farces de ce gentil, docte & facétieux Badin, sans béguin, masque ne farine, Martin-ville de Rouen, soit qu’en mesme chambre il eust si dextrement contrefait messire Maurice disant son bréviaire au fin matin, cependant faisant l’amour [parlant d’amour] aux chambrières qui alloient au puits tirer de l’eau ; ou le cousturier, qui fist une cappe au gentil-homme, d’un drap invisible fors à ceux qui estoient fils de putain ; ou bien qu’il jouast –aiant un couvrechef de femme sur sa teste, & le devanteau ou tablier attaché à ses grandes & amples chausses à la suisse, avec sa longue & grosse barbe noire– une jeune garse allant à l’eau, interrogeant sa compagne nouvellement mariée sur les points & articles de la première nuit de ses noces. » 117 Le Pierrot normand — ou le Piarrot — est un paysan naïf, têtu et assoiffé. « –Je buvions demistier [un demi-sétier], toujours, en attendant…./ –Aga, Piarot, le tarrible accident ! » Nouvelles parodies bachiques, mêlées de Vaudevilles ou Rondes de table. 118 Saint Jean (interjection normande). C’est mon = c’est exact. 119 Mon compagnon de ripailles. « Un jour, ce gentil frérot estant entré en la maison du roy à l’heure du disner, ne voulant point perdre l’occasion de se soûler. » Bonaventure Des Périers. 120 Pseudonyme de l’acteur rouennais Nicollas Coquevent. 121 Ce comédien jouait pour la confrérie joyeuse des Conards de Rouen. Quand leur abbé les invite à « l’escolle/ Où l’on apprend mouver le croupion/ Et comme aussi les dames on bricolle », cet abbé ajoute : « Petites sœurs de l’Ordre Saint-Fessin,/ Faillirez-vous de visiter la place ? » En effet, lorsqu’on est une femme, « soubz umbre de pèlerinage,/ On va veoir le clerc (de) sainct Fessin ». 122 Prenez-le. 123 Soient remis dans le coffre. « Car je sçay bien tourner la clef/ De tout vétil. » Mistère du Viel Testament. 124 Ramollies (normandisme). « Juges négligens et flaches. » Godefroy. (Fâ-ché-es compterait pour 3 syllabes.) 125 LV : plusieurs 126 Nous ne les estimons pas plus que deux oignons. Parle-t-on du Badin aux lunettes et des « autres petits badins » ? Ou bien, comme le pense Tissier, de Binette et de ses deux acolytes ? 127 Que chantonner (au lieu de jouer la comédie). « Je chante tout seul, je fringote. » Deulx Gallans et Sancté, LV 12. 128 LV : quasoter (Ils ne feraient que nous rendre sottes.) 129 Des nouveautés. 130 De votre bourse. 131 Nous sommes tannés, fatigués. 132 Grand bien vous fasse. 133 Pour nos maigres dons. 134 LV : acomplisemens (Vos satisfactions. « Le Créateur (…) vous doint l’acompliment de vos bons désirs ! » Claude Savoye.) 135 LV : rourpeur (Un coupeur de parole.) « Rompeur de chansons : A continuall interrupter of such as talke more wisely then himselfe. » Cotgrave. 136 Un amateur de sexe féminin. Les chiens de chasse, eux aussi, traquent le connin à l’odeur. 137 Qui vous prend par la taille. 138 Rappel des vers 97-98. 139 On se moque de nous. 140 Une compensation. 141 Les sornettes des galants. 142 Que nous chercher querelle. « Mais il ne faict que rioter. » Le Trocheur de maris. 143 Pour nous amuser. 144 Si vos maris vous disent. 145 Car elle sait répliquer aux hommes. 146 Vous ne faites pas non plus grand compte de nous. 147 Nous ne prenons rien. Ce finale s’adresse au public, parmi lequel on commence à faire la quête en chantant. Il est truffé de rimes proliférantes : les cabotins qui ne savent pas quitter la scène ont tendance à « rallonger la sauce ». 148 Nous prenons notre plaisir à chanter, pour nous divertir. 149 Sans faire fausse route, au sens religieux. 150 Mis au Paradis. 151 Si on nous donne peu, ce n’est pas grave. 152 Accomplissez des jeux théâtraux et des divertissements. 153 Ne cédez pas au conformisme. 154 LV : vostre (Notre plaisir de jouer nous satisfait, nous suffit.) 155 Celui qui voit le plus de pays. Les forains voyageaient beaucoup, au moins dans leur région. 156 Tourment. 157 Nous n’avons que faire de petits dons. Nos artistocrates affichent leur mépris pour les bourgeois, quitte à mourir de faim.