MONSIEUR DE DELÀ ET MONSIEUR DE DEÇÀ
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MONSIEUR DE DELÀ
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ET MONSIEUR DE DEÇÀ
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Roger de Collerye1 composa ce dialogue en 1533. Les affinités avec son Dyalogue de Messieurs de Mallepaye et de Bâillevant sont nombreuses. Toutefois, messieurs de Deçà et de Delà sont moins dégourdis que leurs deux prédécesseurs. Ils ne sont là que pour délivrer un « message » au roi : ils veulent que ce dernier prête main forte à son rival Charles Quint, qui tente de protéger la civilisation contre les Turcs. Mais François Ier, allié des barbaresques, manquera ce rendez-vous avec l’Histoire comme il en a manqué tant d’autres. (Voir la note 19 des Sobres Sotz.) Dans la Satyre pour les habitans d’Auxerre, Collerye réprouvait d’autres compromissions du triste Sire que fut François Ier.
Source : Les Œuvres de maistre Roger de Collerye, publiées en 1536 à Paris, chez la veuve de Pierre Roffet. Collerye a sans doute donné ses manuscrits à l’éditeur, mais n’a certainement pas revu les épreuves, à en juger par le nombre et la gravité des fautes qui gâchent ce livre.
Structure : Quintils enchaînés (aabaa/bbcbb).
Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.
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S’ensuyt ung petit dialogue de
Monsieur de Delà &
de Monsieur de Deçà,
composé l’an mil cinq cens trente-troys.
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MONSIEUR DE DEÇÀ commence.
Monsieur de Delà !
MONSIEUR DE DELÀ
Qu’i a-il ?
MONSIEUR [DE] DEÇÀ
À vostre advis, plaisant babil
Est-il estimé ?
M. DE DELÀ
N’en doubtez !
M. DE DEÇÀ
J’ay esté long temps en exil,
5 Et en grant danger de péril
De ma personne.
M. DE DELÀ
[Or] escoutez :
Nous avons esté déboutéz
Par le moyen2 de tel et telle,
Monsieur de Deçà.
M. DE DEÇÀ
Les gens telz,
10 Qui ont rentes, chasteaux, hostelz,
Nous ont fort nuy3.
M. DE DELÀ
La chose est telle.
M. DE DEÇÀ
J’ay advisé une cautelle4.
[Ma belle]5 est de haulte entreprise ;
Se je me trouve de coste elle6,
15 Supposé qu’el(le) n’est immortelle7,
De mon amour sera surprise.
M. DE DELÀ
Une chose qui est bien prise
Doibt-on louer.
M. DE DEÇÀ
Et ! ce faict mon8.
C’est une Dame bien aprise,
20 Laquelle presque autant je prise
Que le sage roy Salomon.
M. DE DELÀ
J’oz9 voluntiers vostre sermon.
Est-elle dame de respec10 ?
MONSIEUR DE DEÇÀ
Voire ! Sans tirer au lymon11,
25 Dè[s] cinquante escuz, son12 moumon,
Elle le baille chault et sec13.
Elle a bon recueil et bon bec14,
Bon maintien et bonne manière.
De regrectz, el n’en compte ung zec15.
30 À la fleûte, au luc16, au rebec
Dance tous les jours.
M. DE DELÀ
Singulière
Est en ses faictz, et familière,
Comme je croy.
M. DE DEÇÀ
Il est ainsi.
Dueil et chagrin sont mis arière
35 Hors de son cueur ; et est ouvrière17
De laisser ennuy et soulcy.
MONSIEUR DE DELÀ
Ce sont grans choses.
M. DE DEÇÀ
Et aussi,
Pour bien diviser18 d’amourettes,
C’est la nompareille. Transy19
40 Je suis — il n’y a qua ne si20 —
De ses façons tant guillerettes.
MONSIEUR DE DELÀ
Ses grâces, quelles ?
M. DE DEÇÀ
Sadinettes21.
M. DE DELÀ
Son entretien22 ?
M. DE DEÇÀ
Délicieux.
Or brief : entre les godinettes23,
45 En ris et petites minettes24,
Elle a le bruyt25 jusques aux cieulx.
MONSIEUR DE DELÀ
Quel est son regart ?
M. DE DEÇÀ
Gracieux.
M. DE DELÀ
Et son racueil26 ?
M. DE DEÇÀ
Très excellent.
M. DE DELÀ
Son devis ?
M. DE DEÇÀ
Fort solacieux27.
M. DE DELÀ
50 Et son maintien ?
M. DE DEÇÀ
Moult précieux.
M. DE DELÀ
Son vouloir, quel ?
M. DE DEÇÀ
Bénivolant28.
M. DE DELÀ
Homme n’est point lasche29 ne lent,
Quant de telle dame jouyt ;
Et ne sçaroit estre dolent30
55 En la baisant et acollant31.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Ung jour passé, elle m’ouÿt
Joyeusement et sans grant bruyt
Luy faisant mes regrectz et plainctes.
MONSIEUR DE DELÀ
Le ravy d’amours s’esbluyt32,
60 Monsieur de Deçà, s’il ne fuyt
Du dangier d’amours les ataintes.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Peu vallent amours par contraintes,
Monsieur de Delà.
M. DE DELÀ
Pour certain.
J’en ay congneu [et] maints et maintes
65 Qui ne s’entr’aymoient que par faintes.
M. DE DEÇÀ
De vraye amour n’est pas le train33.
MONSIEUR DE DELÀ
Laissons ce propos.
M. DE DEÇÀ
Pour refrain,
Quel bruyt court en Court34 ?
M. DE DELÀ
Je ne sçay.
Or, d’or ne d’argent je n’ay grain35 ;
70 Et ronger maulgré moy mon frain
Me fault, comme mule à l’essay36.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Monsieur de Delà, bague37 j’ay
Qui vault (sans mentir) quelque chose.
MONSIEUR DE DELÀ
De caqueter trop mieulx qu’ung geay
75 Je sçay la façon ; mais je n’ay
Meuble n’argent, dire je l’ose.
M. [DE] DEÇÀ
En ce cas n’y a texte et glose
Qui vaille38, monsieur de Delà.
M. DE DELÀ
L’homme propose et Dieu dispose,
80 Monsieur de Deçà39.
M. DE DEÇÀ
Je suppose
Qu(e) avant-hyer on vous en parla40.
M. DE DELÀ
Il nous convient passer par là
Où noz ancestres ont passé.
M. DE DEÇÀ
Depuis que mon bruyt41 s’en alla,
85 De chanter « ré my fa sol la »,
Pour eulx42 je ne puis, n(e) in pacé 43.
M. DE DELÀ
Le bon temps n’est pas [tré]passé44,
Monsieur de Deçà45.
M. DE DEÇÀ
Et ! non, non,
Monsieur de Delà. Effacé
90 Et aussi aux gaiges cassé
Je suys46, et sans bruyt et renon.
MONSIEUR DE DELÀ
Dÿomédès, Agaménon47
Ne firent jamais les prouesses
Que faict nous avons, ne Ménon48.
MONSIEUR DE DEÇÀ
95 Cela est tout vray.
M. DE DELÀ
Nostre nom
Partout est co[n]gnu.
M. DE DEÇÀ
Noz largesses49
Nous font souffrir ennuyctz, tristesses,
Qui est ung courroux inhumain.
M. DE DELÀ
Et de noz parens les richesses :
100 Qui en [a donc]50 eu les adresses ?
MONSIEUR DE DEÇÀ
Ilz en donnoient à plaine main.
M. DE DELÀ
Noz cousins monsieur de Demain
Et monsieur d’Aujourdhuy trop plus51.
M. DE DEÇÀ
Le[ur] cueur estoit si très humain
105 Que mainct Lombart et maint Rommain
Les ont fort priséz52.
M. DE DELÀ
Au surplus,
Que demandions-nous ?
M. DE DEÇÀ
Je conclus
Qu’il53 fault avanturer noz corps
Sur ces meschans Mahommetz turcs54,
110 Et sur ces luthérïens55 durs
À la Foy.
M. DE DELÀ
Ce sont bons accords.
Mais premier, fault que les discords56
De nos princes soient aboliz.
M. DE DEÇÀ
En ce faisant57, miséricors
115 Dieu nous sera, j’en suis recors58.
MONSIEUR DE DELÀ
Ces voulloirs-là treuve joliz.
M. DE DEÇÀ
Riches harnoys et bien poliz
Fait bon voir, et courrir la lance59.
M. DE DELÀ
Trop mieulx beaucoup que ces couliz60
120 Pour les malades en leurs lictz,
Qu’on faict pour amolir leur61 pence.
M. DE DEÇÀ
Le très chrétïen roy de France,
Acompaigné de ses vassaulx
Et bons gendarmes62, en substance
125 Leur donnera (comme je pence),
De bien brief63, merveilleux assaulx.
MONSIEUR DE DELÀ
J’ay vouloir de faire mes saulx64
De cueur gay avant que je meure.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Nous n’avons mulectz ne chevaulx.
MONSIEUR DE DELÀ
130 Endurer je veulx les travaulx65
De la guerre.
M. DE DEÇÀ
Je vous asseure,
Monsieur de Delà : chose est seure
Que je désire batailler
Ces infidelles !
M. DE DELÀ
D’heure en heure
135 J’en66 ay le vouloir.
M. DE DEÇÀ
Sans67 demeure
Y voy[s]68, se g’y suis chevalier.
MONSIEUR DE DELÀ
Prouvende69, pour avitailler
Les gendarmes et pïétons70,
Il y fauldra.
M. DE DEÇÀ
Or sans railler,
140 Turcs nous y verrons détailler71
Par Françoys, Picards et Bretons !
MONSIEUR DE DELÀ
Harnoys, pourpoincts et hoquetons
Y seront coupéz, détranchéz.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Comme tourbes de hanetons72,
145 Turquins, laquetz73 et valetons
L’on voirra aux arbres branchéz74.
M. DE DELÀ
Avanturiers plus espanchéz75
Chez Jacques Bons-homs76 on ne voit.
MONSIEUR DE DEÇÀ
De bien près, fort escarmouchéz
150 On les a, et effarouchéz,
Ainsi que raison le debvoit.
MONSIEUR DE DELÀ
Dieu — qui tout sçait et tout pourvoit —
Les a pugniz ; et nous aussi77.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Les gens qui sont bons Il pourvoit ;
155 Et les mauvais, Il les renvoit
À dueil, à tourment et soucy.
MONSIEUR DE DELÀ
Pour conclusion, tout ainsi
Nous nous y trouvons, [en ce point78].
MONSIEUR DE DEÇÀ
Or est le temps partir d’icy
160 Pour aller boire à Irency79
Et engager80 robbe et pourpoint.
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LA FIN
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1 Voir la notice du Résolu. 2 Par la faute. 3 Éd : nuyt. (Les riches nous ont beaucoup nui.) 4 Une ruse pour obtenir la femme que j’aime. 5 Éd : La quelle (Ma belle est difficile à conquérir.) 6 À côté d’elle. « Sans cautelle/ Je fuz surprins, devisant de coste elle. » Collerye. 7 À condition que ce ne soit pas une déesse indifférente à l’amour d’un humain. 8 C’est exact. Cf. le Porteur de pénitence, vers 239. 9 J’ois, j’entends. 10 Respectable. « Bergères de respec. » Clément Marot. 11 Sans se fatiguer. Les limons sont les deux branches d’une charrette que tire un cheval. L’imprimé intervertit ce vers et le suivant. 12 Éd : vng (Son sexe. « Il luy couvra son mommon : il la besongna. » Cotgrave.) 13 Elle le donne avec ardeur. Mais « chaud et sec » est à prendre au premier degré. Collerye utilise les mêmes rimes en -ec dans son Monologue du Résolu, vers 13-20. 14 Elle est accueillante et elle a une bonne bouche. 15 Elle n’en tient pas plus compte que d’une coquille de noix. « C’est tout ung, je n’en donne ung zec. » Collerye, le Résolu. 16 Au luth. Le rebec est un violon à trois cordes. « La fluste, le luc, le rebec. » Collerye, le Résolu. 17 Elle est habile. 18 Deviser, parler. 19 Transporté. « Je suys, de vostre amour, transy. » Lucas Sergent. 20 Déformation populaire de « ni quoi, ni si » : ni ceci, ni cela. « D’estre despit, il n’y a qua ne si. » Collerye. 21 Mignonnettes. 22 « L’amoureulx entretien. » La Pippée. 23 Les mignonnes. 24 En matière de risettes et de minauderies. 25 Elle est réputée. 26 Son accueil, notamment d’un point de vue sexuel. Idem vers 27. « En racueil excellente,/ Joyeuse en dict. » Collerye. 27 Plein de soulas, d’agrément. 28 Bienveillant. 29 Mou. « Un verd gallant bien ataché,/ Et qui ne soyt lâche amanché. » Le Trocheur de maris. 30 Il ne saurait être malheureux. 31 Ces deux verbes ont un sens érotique fort : « Baiser, acoller et fourbir [copuler]. » Le Cuvier. 32 Celui qui est emporté par l’amour est ébloui, aveuglé. 33 Ce n’est pas la coutume du véritable amour. 34 Collerye guettait les nouvelles de la Cour : « Que dict-on en Court ? » Satyre pour les habitans d’Auxerre. 35 Je n’ai pas du tout. 36 Il me faut ronger mon frein malgré moi, comme une mule qu’on met à l’épreuve, qu’on oblige à courir. 37 C’est la première chose que met en gage un homme qui a des dettes. « Engagez bagues et saintures. » Colin qui loue et despite Dieu. 38 Il n’y a pas de solution. 39 Éd : dela (Même inadvertance à 88.) 40 Deçà se moque de son interlocuteur, qui a l’air de découvrir ce proverbe antédiluvien. 41 Depuis que ma bonne réputation. Idem vers 46 et 91. L’imprimé intervertit ce vers et le suivant. 42 À cause de mes ancêtres, qui ont dilapidé mon héritage. 43 Et je ne peux même pas chanter requiescat in pace. « Vostre pouvoir est trespassé./ Chantez Requiescant in pace,/ Ou aprenez faire autre chose. » Discours sur les pions. 44 « Or est le bon temps trépassé. » Collerye, Dyalogue des Abuséz du temps passé. 45 Éd : dela 46 Je suis mis au rancart. « Que je ne soye cassé aux gaiges. » Les Frans-archiers qui vont à Naples. 47 Diomède et Agamemnon assiégèrent victorieusement la ville de Troie. 48 Ni Memnon, qui fut pourtant l’un des guerriers troyens les plus redoutables. 49 Notre magnanimité. 50 Éd : auoient (Qui en a eu le renfort, le secours ?) Nos héritiers de coffres vides poussent les mêmes plaintes que les Gens nouveaulx, vers 77-102. 51 Ces deux cousins donnaient encore plus leurs richesses que nos autres parents. 52 Les usuriers lombards ruinent les nobles : « Et les nobles emprunteront/ À belle usure des Lombars. » (Henri Baude.) L’Église romaine vend des indulgences et des pardons qui ruinent aussi les nobles. 53 Éd : Quid 54 Sur ces damnés musulmans turcs. Voir la note que consacre à l’expansion ottomane Sylvie LÉCUYER : Roger de Collerye. Un héritier de Villon. Champion, 1997, p. 510. 55 Éd : Lhuteriens (Le prêtre Collerye ne manque pas une occasion de dénoncer les « leuthérïens meschans et hérétiques ».) 56 Les discordes entre Charles Quint et François Ier. « Tant qu’en discord seront princes et roys. » Collerye, Rondeau contre discord. 57 Si nous faisons cela. 58 J’en suis informé, j’en suis sûr. Cf. le Fossoieur et son Varlet, vers 68. 59 Et jouter contre un cavalier ennemi. 60 Cela vaut bien mieux que ces sucs roboratifs. Cf. le Monde qu’on faict paistre, vers 235. 61 Éd : leurs (Leur panse.) Pour combattre leur constipation. Dans les farces, la peur suffit à faire déféquer. 62 Gens d’armes, soldats. Idem vers 138. 63 Très bientôt. 64 Mes sauts, mes voltes de cavalier. Le vers 129 s’y oppose. 65 Les épreuves. 66 Éd : 𝖨e y 67 Éd : Mon (Sans tarder. « Allons-y sans demeure ! » Frère Frappart.) 68 J’y vais. « J’y voys sans songier [tarder]. » Le Pasté et la tarte. 69 Éd : Pourviure, (Provende, ravitaillement. « Prouvendes de pain. » Godefroy.) Les deux affamés comptent se faire nourrir par l’armée. 70 Les soldats et les fantassins. 71 Être taillés en pièces. 72 Comme des nuées de hannetons qui se posent sur les arbres. 73 Éd : laqueltz (Les Turcs, leurs laquais.) 74 Pendus. « Il les fit tous brancher aux arbres. » Godefroy. 75 Éd : espauchez (On ne voit pas d’aventuriers plus répandus chez les paysans.) Les aventuriers sont des mercenaires qui pillent la campagne : « Les avanturiers ont bon temps,/ Quant ilz sont parmy ces villages,/ Et font souvent de gros dommages. » Troys Gallans et Phlipot. 76 Jacques Bonhomme est le nom générique du paysan qui supporte tout. « Cessez, cessez, gendarmes et piétons [soldats et fantassins],/ De pilloter [piller] et menger le bon homme/ Qui de long temps Jaques Bon-homs se nomme,/ Duquel blédz, vins et vivres achetons. » (Collerye.) Nos deux utopistes se voient déjà vainqueurs des Turcs : ils troquent désormais le futur de l’hypothèse contre le présent de l’acte accompli. 77 Dieu nous a punis nous aussi. 78 Lacune comblée par Sylvie Lécuyer, p. 259. Nous sommes punis par Dieu autant que les mauvais. 79 Le village d’𝖨rancy, près d’Auxerre (où vivait Collerye), était déjà célèbre pour son vin de Bourgogne. 80 Donner en gage au tavernier.
DYALOGUE POUR JEUNES ENFANS
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DYALOGUE POUR
JEUNES ENFANS
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Roger de Collerye composa ce dialogue en 1512. Sur l’auteur et ses autres œuvres, voir la notice du Résolu. Le frère et la sœur auxquels il donne ici la parole ne sont pas si jeunes que le prétend le titre : la sœur traite son frère d’impuissant, et le frère traite sa sœur de nymphomane. Le congé donné au public (vers 83) prouve qu’il s’agit bien là d’un texte dramatique. Son format bref convenait sans doute aux processions entrecoupées de petits spectacles qu’organisait tous les ans l’Abbé des fous d’Auxerre. Collerye était l’un des fournisseurs de cette société joyeuse : voir son Cry pour l’Abbé de l’église d’Ausserre et ses suppostz.
Source : Les Œuvres de maistre Roger de Collerye, publiées à Paris en 1536.
Structure : Rimes plates, quintils enchaînés (aabaa/bbcbb).
Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.
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Dyalogue composé
l’an mil cinq cens douze
pour jeunes enfans
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LE FRÈRE commence
Pour oster toute fascherie…1
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Et ! Se trouver en la prairie,
Auprès d’ung boys, soubz la ramée2,
Avec sa chère et bien aymée,
5 Est ung amoureux entremetz.
LA SEUR
C’est bien rentré3 !
LE FRÈRE
N’est pas ?
LA SEUR
Ouy, mais
Le temps le doibt, et la saison4.
LE FRÈRE
Ces braga[r]s5, ces coqueplumectz
Transifz d’amours6, je les commetz
10 Pour s’i trouver7.
LA SEUR
C’est la raison.
LE FRÈRE
Ung bon pasté de venaison8
Acompaigné d’ung poupelin9
Vauldroit mieux, sans comparaison,
Pour enfans de bonne maison,
15 Que les finesses Pathelin10.
LA SEUR
À11 qui sent son damoyselin
Appartient d’en estre servie.
LE FRÈRE
Avaller aussi doulx que lin12
Cinq ou six crotes de belin13
20 Vous appartient.
LA SEUR
Fy de l’envye !
LE FRÈRE
À ce banquet je vous convye.
LA SEUR
Dictes-vous vray, maistre Accipé14 ?
LE FRÈRE
Pour mieulx démener15 bonne vie,
Vous serez gaillard16 assouvye
25 En prenant ce bon récipé17.
LA SEUR
Prenez-le pour vous, j’ay souppé.
(Mais escoutez ce gaudisseur18 !)
LE FRÈRE
Pourveu qu’il soit bien atriqué 19,
Et en vostre « gozier20 » apliqué,
30 Il vous fera grant bien, ma seur.
LA SEUR
Autant pour [autant soyez]21 seur
Que je vous payray, Fine Myne22 !
(Quel ouvrier23 ! Quel maistre brasseur !
Quel hume-brouet24 ! Quel dresseur
35 De saulce vert et cameline25 !)
LE FRÈRE
Il ne fault jà que je devine
Que vous estes bien affettée26.
LA SEUR
Annémane27 ! vous estes digne
Que vous ayez, avant qu’on dîgne28,
40 De pouldre de duc la tostée29.
LE FRÈRE
C’est raison que soyez traictée30
Tous les matins d’ung œuf molet.
Et se vous estes desgoûtée,
Ou malade, ou débilitée,
45 Conseillez-vous à Jehan Colet31.
LA SEUR
Jehan Colet n’est qu’ung sotelet.
À Jehan Colet ? Vierge Marie !
LE FRÈRE
Il est gaillard et propelet32.
LA SEUR
Jehan Colet seroit bon varlet
50 Pour servir en quelque abbaye :
Et ! affin qu’il ne s’esbaÿe33,
Il faict bien peu, et meschamment34.
LE FRÈRE
Or, quelque chose que l’on dye,
Jehan Colet tousjours s’estudie
55 À bien « chevaulcher » hardiment.
LA SEUR
Laissons ce propos.
LE FRÈRE
Voirement,
Que dict-on de noz acouchées35 ?
LA SEUR
Qu’on en dict36 ? Tout premièrement,
Les unes sont trop longuement
60 En leur lict mollement couchées.
LE FRÈRE
El(le)s sont bouchées ?
LA SEUR
El(le)s sont touchées37.
LE FRÈRE
Il38 leur fault tant [de] mirlifiques39 !
LA SEUR
Elz sont visitées et preschées,
Et bien souvent, plus empeschées
65 Qu’on [n’]est à baiser les reliques40.
LE FRÈRE
Les brasserolles41 magnifiques,
LA SEUR
Riches carcans42,
LE FRÈRE
Tapisserye.
LA SEUR
De peur qu’elz ne soient fleumatiques43,
Ou trop mesgres, ou trop éticques,
70 On vous les sert d’espicerye44.
LE FRÈRE
L’ypocras45,
LA SEUR
La pâtisserye,
LE FRÈRE
Couliz de chapons46,
LA SEUR
Tant de drogues !
LE FRÈRE
Arrière la rôtisserie !
LA SEUR
Fy, fy ! ce n’est que mincerie47.
LE FRÈRE
75 En leur lict, pompeuses et rogues,
LA SEUR
Bendées48
LE FRÈRE
Comme les synagogues
Qu’on voit au portail de l’église49.
LA SEUR
Acouchées ont le temps,
LE FRÈRE
Les vogues50.
LA SEUR
Je n’ay51 dueil que des vielles dogues
80 Qui font les sucrées.
LE FRÈRE
C’est la guyse.
LA SEUR
Mon frère, il est temps qu’on s’avise
D’aller autre part caqueter.
LE FRÈRE
Prenons congié.
LA SEUR
Pour la remise52,
Regardons se la nappe est mise,
85 Et nous en allons banqueter.
*
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RONDEAU (1)
.
En un matin, en m’esbatant
À une fille qui a vogue53,
Seurvint une grant vielle dogue54
De laquelle ne fuz content.
.
5 En m’espiant et me guectant,
Elle se monstroit fière et rogue,
En ung matin.
.
Je ne la congnois ; mais d’autant
Qu’elle est mesgre, hydeuse et drogue55,
10 Je croy que c’est la Sinaguogue56
Que les Juïfz estiment tant,
En ung matin.
*
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RONDEAU (2)
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Affettées57, pipeuses, tricherresses :
Ne soyez plus si grandes pécherresses !
Trop vous trompez le sexe masculin.
Mais quelque jour, aussi doulx comme est lin58,
5 L’on vous aura, fines gaudisseresses59.
.
Caquetières, baveuses, menterresses :
Estre deussiez songneuses fillerresses60,
Sans abuser ne Martin, ne Colin,
Affettées.
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10 Le bruyt avez d’estre fourbisserresses61,
Membres ravir comme rapinerresses62
Pour les loger en vostre gibrelin63.
Par cueur sçavez les ruses Pathelin64
Mieulx que ne font ces recommanderresses65,
15 Affettées.
*
1 Cette chanson initiale semble correspondre au timbre d’une ballade du Jardin de Plaisance : Pour m’oster de mélancolie. 2 Sous les ramures. Ces innombrables chansons bucoliques se terminent toujours à l’horizontale : « Soubz la ramée,/ Tenant sa dame soubz le bras (…),/ Et puis la renverser en bas/ Comme amoureux font par esbatz. » Ou encore : « Ung jour, au bois, soubz la ramée,/ J’ay trouvé mon amy seullet,/ Auquel je dis sans demourée :/ “Faictes-moy le joly hochet !” » 3 Pénétré. Même réponse grivoise au vers 151 de la Satyre de Collerye. 4 C’est dans l’air du temps. « Le temps le veult, et la saison. » Collerye. 5 Ces élégants. Cf. le Pauvre et le Riche, vers 267. 6 Ces coquelets transis d’amour. « Maints gentils-hommes & autres qui (…) se monstrent vaillans coqueplumets sur le pavé de Paris. » Satyre Ménippée. 7 Je les somme de se trouver dans la prairie dont il est question au vers 2. 8 De la chair de gibier enrobée de pâte et cuite au four. 9 « Les popelins sont façonnéz de mesme fleur [de farine], pestrie avec laict, jaunes d’œufs et beurre frais. » Godefroy. 10 Que les ruses de maître Pathelin. Voir ci-dessous le 13e vers du Rondeau 2. 11 Éd. : Moy (Sentir son damoiselin = être issu de noblesse.) « –Et aux ouvriers ? –Le Pathelin./ –D’entretenir ? –Damoiselin. » Collerye. 12 Collerye mélange deux expressions : « aussi doux que lait » et « aussi blanc que lin ». Même confusion au 4e vers du Rondeau 2. 13 De mouton. 14 Faux savant. Cf. la Tour de Babel, vers 146 et note. 15 Mener. 16 Gaillardement. Cf. la Satyre de Collerye, vers 43. 17 Ce médicament. Cf. Maistre Doribus, vers 12, 81, etc. 18 Ce plaisantin. Cf. le Gaudisseur, et le 5e vers du Rondeau 2. La sœur s’adresse au public. 19 Pourvu que ce médicament soit bien préparé. « Atriqué » comporte un jeu de mots grivois sur trique [gros bâton]. « Les dames ayment bien le “droit”…./ Quant la dame est bien atriquée,/ Alors congnoist-on son courage. » Collerye. 20 Vagin. « Mais prendre à belle main un bon gros vit nerveux/ Et en remplir d’un con le gosier chaleureux. » Théophile de Viau. 21 Éd. : autanr soyes (Soyez sûr que je vous le paierai au centuple.) 22 Petit malin. Cf. Daru, vers 218. C’est un personnage des Sotz fourréz de malice et des Sotz triumphans. 23 Quel intrigant. Cf. le Roy des Sotz, vers 188. La sœur parle au public. Un brasseur est un maniganceur. 24 Quel avaleur de bouillon : quel pique-assiette. Cf. le Testament Pathelin, vers 133. L’un des Sergents s’appelle Humebrouet. 25 Quel touilleur de sauces : quel magouilleur. La sauce vert, piquante et acide, doit sa couleur au persil. La cameline contient de la cannelle, comme son nom l’indique, et du gingembre. 26 Nul besoin de se demander si vous faites preuve d’affectation, de fausse pruderie. Voir le 1er vers du Rondeau 2. 27 Vraiment ! Ce juron est réservé aux femmes. Cf. le Mince de quaire, vers 77. 28 Qu’on dîne. 29 Une tartine d’épices aphrodisiaques, pour guérir votre impuissance. « Il sçavoit une pouldre, laquelle si elle donnoit avec un bouillon ou une rostie, comme de pouldre de duc, à son mary, il luy feroit la plus grand chère du monde. » Marguerite de Navarre. 30 Soignée. Les œufs crus sont le principal ingrédient du chaudeau flamand, qui requinque les nouveaux mariés après leur nuit de noces. 31 Un Jean Collet doit être un imbécile, comme un Jean Farine, un Jean Lorgne ou un Jean Fichu. Possible calembour sur « j’encolais », j’accolais : « De joie l’encole et enbrace. » Godefroy. 32 Propre, gracieux. 33 Afin de ne pas débander. « (Hercules) dépucela les filles de Thespius en nombre de cinquante…. S’il luy eust fallu continuer, (il) eût, je m’asseure, joué à l’esbahy. » Nicolas de Cholières. 34 Et il le fait mal. 35 Les bourgeoises qui venaient d’accoucher se mettaient au lit tous les après-midi, parfois pendant plusieurs semaines, pour écouter les commérages de leurs visiteuses. Voir les Caquets de l’accouchée, composés un siècle après ce dialogue. 36 Ce qu’on en dit ? 37 Ce vers, si tant est qu’il soit juste*, n’est pas très clair. Par définition, des femmes qui ont eu un enfant ne sont pas « bouchées ». Elles ont été « touchées » par un homme neuf mois plus tôt. Collerye termine le Sermon pour une nopce avec un jeu de mots du même genre sur « couché » et « touché ». *Elles s’écrit elz, en une syllabe, aux vers 63 et 68. 38 Éd. : Ilz 39 De babioles, de fanfreluches. « Leur fault-il tant de mirlifiques,/ Tant de bagues et tant d’afiques [d’affiquets] ? » Éloy d’Amerval. 40 Il y a plus de monde autour d’elles qu’autour des reliquaires que les pèlerins viennent baiser. Cf. le Pèlerinage de Saincte-Caquette, dont les vers 41-52 dénigrent les visiteuses des accouchées. 41 La bracerole est une chemise de nuit que portent les accouchées. « L’accouchée est dans son lit, plus parée qu’une espousée…. Au regard des brasseroles, elles sont de satin cramoisi. » Godefroy. 42 Colliers. Cf. le Vendeur de livres, vers 87. 43 Flegmatiques, lymphatiques. 44 On leur fait manger des choses épicées. 45 L’hypocras est un vin médicinal. 46 Dans la 3ème des Quinze joyes de mariage, une accouchée contraint son mari à lui cuisiner « ung bon coulis de chappon au sucre ». 47 C’est une misère. « Cela, ce n’est que mincerie. » (Les Sotz ecclésiasticques.) Seules les viandes en sauce avaient une valeur culinaire. 48 Coiffées d’un béguin d’accouchée qui leur tombe sur les yeux. 49 Le personnage allégorique représentant la Synagogue a les yeux bandés en signe d’aveuglement. Gilles Corrozet décrit ainsi le portail de Notre-Dame de Paris : « Au portail de devant sont deux effigies : l’une tient une croix & représente l’Église. L’autre, tenant un livre, est bandée sur les yeux, & représente la Sinagogue. » Voir le 10e vers du Rondeau 1. 50 Elles ont du succès. Voir le 2e vers du Rondeau 1. 51 Éd. : nê (Une dogue est une duègne qui joue les chiennes de garde. Voir le 3e vers du Rondeau 1.) On peut comprendre « Je n’ai deuil », mais aussi « Je n’ai d’œil » : je ne suis épiée. 52 Pour remettre ça, pour continuer à caqueter. 53 Note 50. 54 Note 51. 55 Amère. 56 Note 49. 57 Note 26. 58 Note 12. 59 Note 18. 60 Vous devriez vous occuper de filer votre quenouille avec soin. 61 De vous faire fourbir par des hommes. 62 Comme des voleuses qui se livrent à des rapines. 63 Votre sexe. 64 Note 10. 65 Ces entremetteuses. Cf. les Chambèrières et Débat, vers 375.