MONSIEUR DE DELÀ ET MONSIEUR DE DEÇÀ
.
*
MONSIEUR DE DELÀ
.
ET MONSIEUR DE DEÇÀ
*
.
Roger de Collerye1 composa ce dialogue en 1533. Les affinités avec son Dyalogue de Messieurs de Mallepaye et de Bâillevant sont nombreuses. Toutefois, messieurs de Deçà et de Delà sont moins dégourdis que leurs deux prédécesseurs. Ils ne sont là que pour délivrer un « message » au roi : ils veulent que ce dernier prête main forte à son rival Charles Quint, qui tente de protéger la civilisation contre les Turcs. Mais François Ier, allié des barbaresques, manquera ce rendez-vous avec l’Histoire comme il en a manqué tant d’autres. (Voir la note 19 des Sobres Sotz.) Dans la Satyre pour les habitans d’Auxerre, Collerye réprouvait d’autres compromissions du triste Sire que fut François Ier.
Source : Les Œuvres de maistre Roger de Collerye, publiées en 1536 à Paris, chez la veuve de Pierre Roffet. Collerye a sans doute donné ses manuscrits à l’éditeur, mais n’a certainement pas revu les épreuves, à en juger par le nombre et la gravité des fautes qui gâchent ce livre.
Structure : Quintils enchaînés (aabaa/bbcbb).
Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.
.
*
S’ensuyt ung petit dialogue de
Monsieur de Delà &
de Monsieur de Deçà,
composé l’an mil cinq cens trente-troys.
*
MONSIEUR DE DEÇÀ commence.
Monsieur de Delà !
MONSIEUR DE DELÀ
Qu’i a-il ?
MONSIEUR [DE] DEÇÀ
À vostre advis, plaisant babil
Est-il estimé ?
M. DE DELÀ
N’en doubtez !
M. DE DEÇÀ
J’ay esté long temps en exil,
5 Et en grant danger de péril
De ma personne.
M. DE DELÀ
[Or] escoutez :
Nous avons esté déboutéz
Par le moyen2 de tel et telle,
Monsieur de Deçà.
M. DE DEÇÀ
Les gens telz,
10 Qui ont rentes, chasteaux, hostelz,
Nous ont fort nuy3.
M. DE DELÀ
La chose est telle.
M. DE DEÇÀ
J’ay advisé une cautelle4.
[Ma belle]5 est de haulte entreprise ;
Se je me trouve de coste elle6,
15 Supposé qu’el(le) n’est immortelle7,
De mon amour sera surprise.
M. DE DELÀ
Une chose qui est bien prise
Doibt-on louer.
M. DE DEÇÀ
Et ! ce faict mon8.
C’est une Dame bien aprise,
20 Laquelle presque autant je prise
Que le sage roy Salomon.
M. DE DELÀ
J’oz9 voluntiers vostre sermon.
Est-elle dame de respec10 ?
MONSIEUR DE DEÇÀ
Voire ! Sans tirer au lymon11,
25 Dè[s] cinquante escuz, son12 moumon,
Elle le baille chault et sec13.
Elle a bon recueil et bon bec14,
Bon maintien et bonne manière.
De regrectz, el n’en compte ung zec15.
30 À la fleûte, au luc16, au rebec
Dance tous les jours.
M. DE DELÀ
Singulière
Est en ses faictz, et familière,
Comme je croy.
M. DE DEÇÀ
Il est ainsi.
Dueil et chagrin sont mis arière
35 Hors de son cueur ; et est ouvrière17
De laisser ennuy et soulcy.
MONSIEUR DE DELÀ
Ce sont grans choses.
M. DE DEÇÀ
Et aussi,
Pour bien diviser18 d’amourettes,
C’est la nompareille. Transy19
40 Je suis — il n’y a qua ne si20 —
De ses façons tant guillerettes.
MONSIEUR DE DELÀ
Ses grâces, quelles ?
M. DE DEÇÀ
Sadinettes21.
M. DE DELÀ
Son entretien22 ?
M. DE DEÇÀ
Délicieux.
Or brief : entre les godinettes23,
45 En ris et petites minettes24,
Elle a le bruyt25 jusques aux cieulx.
MONSIEUR DE DELÀ
Quel est son regart ?
M. DE DEÇÀ
Gracieux.
M. DE DELÀ
Et son racueil26 ?
M. DE DEÇÀ
Très excellent.
M. DE DELÀ
Son devis ?
M. DE DEÇÀ
Fort solacieux27.
M. DE DELÀ
50 Et son maintien ?
M. DE DEÇÀ
Moult précieux.
M. DE DELÀ
Son vouloir, quel ?
M. DE DEÇÀ
Bénivolant28.
M. DE DELÀ
Homme n’est point lasche29 ne lent,
Quant de telle dame jouyt ;
Et ne sçaroit estre dolent30
55 En la baisant et acollant31.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Ung jour passé, elle m’ouÿt
Joyeusement et sans grant bruyt
Luy faisant mes regrectz et plainctes.
MONSIEUR DE DELÀ
Le ravy d’amours s’esbluyt32,
60 Monsieur de Deçà, s’il ne fuyt
Du dangier d’amours les ataintes.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Peu vallent amours par contraintes,
Monsieur de Delà.
M. DE DELÀ
Pour certain.
J’en ay congneu [et] maints et maintes
65 Qui ne s’entr’aymoient que par faintes.
M. DE DEÇÀ
De vraye amour n’est pas le train33.
MONSIEUR DE DELÀ
Laissons ce propos.
M. DE DEÇÀ
Pour refrain,
Quel bruyt court en Court34 ?
M. DE DELÀ
Je ne sçay.
Or, d’or ne d’argent je n’ay grain35 ;
70 Et ronger maulgré moy mon frain
Me fault, comme mule à l’essay36.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Monsieur de Delà, bague37 j’ay
Qui vault (sans mentir) quelque chose.
MONSIEUR DE DELÀ
De caqueter trop mieulx qu’ung geay
75 Je sçay la façon ; mais je n’ay
Meuble n’argent, dire je l’ose.
M. [DE] DEÇÀ
En ce cas n’y a texte et glose
Qui vaille38, monsieur de Delà.
M. DE DELÀ
L’homme propose et Dieu dispose,
80 Monsieur de Deçà39.
M. DE DEÇÀ
Je suppose
Qu(e) avant-hyer on vous en parla40.
M. DE DELÀ
Il nous convient passer par là
Où noz ancestres ont passé.
M. DE DEÇÀ
Depuis que mon bruyt41 s’en alla,
85 De chanter « ré my fa sol la »,
Pour eulx42 je ne puis, n(e) in pacé 43.
M. DE DELÀ
Le bon temps n’est pas [tré]passé44,
Monsieur de Deçà45.
M. DE DEÇÀ
Et ! non, non,
Monsieur de Delà. Effacé
90 Et aussi aux gaiges cassé
Je suys46, et sans bruyt et renon.
MONSIEUR DE DELÀ
Dÿomédès, Agaménon47
Ne firent jamais les prouesses
Que faict nous avons, ne Ménon48.
MONSIEUR DE DEÇÀ
95 Cela est tout vray.
M. DE DELÀ
Nostre nom
Partout est co[n]gnu.
M. DE DEÇÀ
Noz largesses49
Nous font souffrir ennuyctz, tristesses,
Qui est ung courroux inhumain.
M. DE DELÀ
Et de noz parens les richesses :
100 Qui en [a donc]50 eu les adresses ?
MONSIEUR DE DEÇÀ
Ilz en donnoient à plaine main.
M. DE DELÀ
Noz cousins monsieur de Demain
Et monsieur d’Aujourdhuy trop plus51.
M. DE DEÇÀ
Le[ur] cueur estoit si très humain
105 Que mainct Lombart et maint Rommain
Les ont fort priséz52.
M. DE DELÀ
Au surplus,
Que demandions-nous ?
M. DE DEÇÀ
Je conclus
Qu’il53 fault avanturer noz corps
Sur ces meschans Mahommetz turcs54,
110 Et sur ces luthérïens55 durs
À la Foy.
M. DE DELÀ
Ce sont bons accords.
Mais premier, fault que les discords56
De nos princes soient aboliz.
M. DE DEÇÀ
En ce faisant57, miséricors
115 Dieu nous sera, j’en suis recors58.
MONSIEUR DE DELÀ
Ces voulloirs-là treuve joliz.
M. DE DEÇÀ
Riches harnoys et bien poliz
Fait bon voir, et courrir la lance59.
M. DE DELÀ
Trop mieulx beaucoup que ces couliz60
120 Pour les malades en leurs lictz,
Qu’on faict pour amolir leur61 pence.
M. DE DEÇÀ
Le très chrétïen roy de France,
Acompaigné de ses vassaulx
Et bons gendarmes62, en substance
125 Leur donnera (comme je pence),
De bien brief63, merveilleux assaulx.
MONSIEUR DE DELÀ
J’ay vouloir de faire mes saulx64
De cueur gay avant que je meure.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Nous n’avons mulectz ne chevaulx.
MONSIEUR DE DELÀ
130 Endurer je veulx les travaulx65
De la guerre.
M. DE DEÇÀ
Je vous asseure,
Monsieur de Delà : chose est seure
Que je désire batailler
Ces infidelles !
M. DE DELÀ
D’heure en heure
135 J’en66 ay le vouloir.
M. DE DEÇÀ
Sans67 demeure
Y voy[s]68, se g’y suis chevalier.
MONSIEUR DE DELÀ
Prouvende69, pour avitailler
Les gendarmes et pïétons70,
Il y fauldra.
M. DE DEÇÀ
Or sans railler,
140 Turcs nous y verrons détailler71
Par Françoys, Picards et Bretons !
MONSIEUR DE DELÀ
Harnoys, pourpoincts et hoquetons
Y seront coupéz, détranchéz.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Comme tourbes de hanetons72,
145 Turquins, laquetz73 et valetons
L’on voirra aux arbres branchéz74.
M. DE DELÀ
Avanturiers plus espanchéz75
Chez Jacques Bons-homs76 on ne voit.
MONSIEUR DE DEÇÀ
De bien près, fort escarmouchéz
150 On les a, et effarouchéz,
Ainsi que raison le debvoit.
MONSIEUR DE DELÀ
Dieu — qui tout sçait et tout pourvoit —
Les a pugniz ; et nous aussi77.
MONSIEUR DE DEÇÀ
Les gens qui sont bons Il pourvoit ;
155 Et les mauvais, Il les renvoit
À dueil, à tourment et soucy.
MONSIEUR DE DELÀ
Pour conclusion, tout ainsi
Nous nous y trouvons, [en ce point78].
MONSIEUR DE DEÇÀ
Or est le temps partir d’icy
160 Pour aller boire à Irency79
Et engager80 robbe et pourpoint.
.
LA FIN
*
1 Voir la notice du Résolu. 2 Par la faute. 3 Éd : nuyt. (Les riches nous ont beaucoup nui.) 4 Une ruse pour obtenir la femme que j’aime. 5 Éd : La quelle (Ma belle est difficile à conquérir.) 6 À côté d’elle. « Sans cautelle/ Je fuz surprins, devisant de coste elle. » Collerye. 7 À condition que ce ne soit pas une déesse indifférente à l’amour d’un humain. 8 C’est exact. Cf. le Porteur de pénitence, vers 239. 9 J’ois, j’entends. 10 Respectable. « Bergères de respec. » Clément Marot. 11 Sans se fatiguer. Les limons sont les deux branches d’une charrette que tire un cheval. L’imprimé intervertit ce vers et le suivant. 12 Éd : vng (Son sexe. « Il luy couvra son mommon : il la besongna. » Cotgrave.) 13 Elle le donne avec ardeur. Mais « chaud et sec » est à prendre au premier degré. Collerye utilise les mêmes rimes en -ec dans son Monologue du Résolu, vers 13-20. 14 Elle est accueillante et elle a une bonne bouche. 15 Elle n’en tient pas plus compte que d’une coquille de noix. « C’est tout ung, je n’en donne ung zec. » Collerye, le Résolu. 16 Au luth. Le rebec est un violon à trois cordes. « La fluste, le luc, le rebec. » Collerye, le Résolu. 17 Elle est habile. 18 Deviser, parler. 19 Transporté. « Je suys, de vostre amour, transy. » Lucas Sergent. 20 Déformation populaire de « ni quoi, ni si » : ni ceci, ni cela. « D’estre despit, il n’y a qua ne si. » Collerye. 21 Mignonnettes. 22 « L’amoureulx entretien. » La Pippée. 23 Les mignonnes. 24 En matière de risettes et de minauderies. 25 Elle est réputée. 26 Son accueil, notamment d’un point de vue sexuel. Idem vers 27. « En racueil excellente,/ Joyeuse en dict. » Collerye. 27 Plein de soulas, d’agrément. 28 Bienveillant. 29 Mou. « Un verd gallant bien ataché,/ Et qui ne soyt lâche amanché. » Le Trocheur de maris. 30 Il ne saurait être malheureux. 31 Ces deux verbes ont un sens érotique fort : « Baiser, acoller et fourbir [copuler]. » Le Cuvier. 32 Celui qui est emporté par l’amour est ébloui, aveuglé. 33 Ce n’est pas la coutume du véritable amour. 34 Collerye guettait les nouvelles de la Cour : « Que dict-on en Court ? » Satyre pour les habitans d’Auxerre. 35 Je n’ai pas du tout. 36 Il me faut ronger mon frein malgré moi, comme une mule qu’on met à l’épreuve, qu’on oblige à courir. 37 C’est la première chose que met en gage un homme qui a des dettes. « Engagez bagues et saintures. » Colin qui loue et despite Dieu. 38 Il n’y a pas de solution. 39 Éd : dela (Même inadvertance à 88.) 40 Deçà se moque de son interlocuteur, qui a l’air de découvrir ce proverbe antédiluvien. 41 Depuis que ma bonne réputation. Idem vers 46 et 91. L’imprimé intervertit ce vers et le suivant. 42 À cause de mes ancêtres, qui ont dilapidé mon héritage. 43 Et je ne peux même pas chanter requiescat in pace. « Vostre pouvoir est trespassé./ Chantez Requiescant in pace,/ Ou aprenez faire autre chose. » Discours sur les pions. 44 « Or est le bon temps trépassé. » Collerye, Dyalogue des Abuséz du temps passé. 45 Éd : dela 46 Je suis mis au rancart. « Que je ne soye cassé aux gaiges. » Les Frans-archiers qui vont à Naples. 47 Diomède et Agamemnon assiégèrent victorieusement la ville de Troie. 48 Ni Memnon, qui fut pourtant l’un des guerriers troyens les plus redoutables. 49 Notre magnanimité. 50 Éd : auoient (Qui en a eu le renfort, le secours ?) Nos héritiers de coffres vides poussent les mêmes plaintes que les Gens nouveaulx, vers 77-102. 51 Ces deux cousins donnaient encore plus leurs richesses que nos autres parents. 52 Les usuriers lombards ruinent les nobles : « Et les nobles emprunteront/ À belle usure des Lombars. » (Henri Baude.) L’Église romaine vend des indulgences et des pardons qui ruinent aussi les nobles. 53 Éd : Quid 54 Sur ces damnés musulmans turcs. Voir la note que consacre à l’expansion ottomane Sylvie LÉCUYER : Roger de Collerye. Un héritier de Villon. Champion, 1997, p. 510. 55 Éd : Lhuteriens (Le prêtre Collerye ne manque pas une occasion de dénoncer les « leuthérïens meschans et hérétiques ».) 56 Les discordes entre Charles Quint et François Ier. « Tant qu’en discord seront princes et roys. » Collerye, Rondeau contre discord. 57 Si nous faisons cela. 58 J’en suis informé, j’en suis sûr. Cf. le Fossoieur et son Varlet, vers 68. 59 Et jouter contre un cavalier ennemi. 60 Cela vaut bien mieux que ces sucs roboratifs. Cf. le Monde qu’on faict paistre, vers 235. 61 Éd : leurs (Leur panse.) Pour combattre leur constipation. Dans les farces, la peur suffit à faire déféquer. 62 Gens d’armes, soldats. Idem vers 138. 63 Très bientôt. 64 Mes sauts, mes voltes de cavalier. Le vers 129 s’y oppose. 65 Les épreuves. 66 Éd : 𝖨e y 67 Éd : Mon (Sans tarder. « Allons-y sans demeure ! » Frère Frappart.) 68 J’y vais. « J’y voys sans songier [tarder]. » Le Pasté et la tarte. 69 Éd : Pourviure, (Provende, ravitaillement. « Prouvendes de pain. » Godefroy.) Les deux affamés comptent se faire nourrir par l’armée. 70 Les soldats et les fantassins. 71 Être taillés en pièces. 72 Comme des nuées de hannetons qui se posent sur les arbres. 73 Éd : laqueltz (Les Turcs, leurs laquais.) 74 Pendus. « Il les fit tous brancher aux arbres. » Godefroy. 75 Éd : espauchez (On ne voit pas d’aventuriers plus répandus chez les paysans.) Les aventuriers sont des mercenaires qui pillent la campagne : « Les avanturiers ont bon temps,/ Quant ilz sont parmy ces villages,/ Et font souvent de gros dommages. » Troys Gallans et Phlipot. 76 Jacques Bonhomme est le nom générique du paysan qui supporte tout. « Cessez, cessez, gendarmes et piétons [soldats et fantassins],/ De pilloter [piller] et menger le bon homme/ Qui de long temps Jaques Bon-homs se nomme,/ Duquel blédz, vins et vivres achetons. » (Collerye.) Nos deux utopistes se voient déjà vainqueurs des Turcs : ils troquent désormais le futur de l’hypothèse contre le présent de l’acte accompli. 77 Dieu nous a punis nous aussi. 78 Lacune comblée par Sylvie Lécuyer, p. 259. Nous sommes punis par Dieu autant que les mauvais. 79 Le village d’𝖨rancy, près d’Auxerre (où vivait Collerye), était déjà célèbre pour son vin de Bourgogne. 80 Donner en gage au tavernier.