UNG BIAU MIRACLE
.
*
UNG BIAU
MIRACLE
*
.
Le fatiste inconnu qui composa vers la fin du XIVe siècle les Miracles madame sainte Geneviève a parfaitement rempli son cahier des charges : ce Mystère de 3127 vers1 baigne dans un prêchi-prêcha qui, à l’époque, faisait hausser les yeux vers le Ciel, et qui aujourd’hui ne nous fait plus hausser que les épaules. Mais le naturel comique de cet auteur transparaît à plusieurs reprises, au point qu’il s’éloigne parfois de son austère modèle latin pour faire rire le public. Par exemple, avec une précision d’inquisiteur, sainte Geneviève accuse une nonne de s’être laissé déflorer par le berger de Gautier Chantelou, dans le jardin de celui-ci, très exactement sous un pêcher, le 3 avril, à la tombée du jour. Nul doute que si le bracelet-montre avait existé, la sainte nous eût révélé l’heure du crime ! Ailleurs, on assiste à une bataille entre des anges et des diables qui se cognent dessus en jurant comme des charretiers. Plus loin, deux porchers dialoguent dans le plus pur style de leur profession :
2129 —Foucault, veulz-tu oïr nouvèles ? —Foucaud, veux-tu entendre des nouvelles ?
—Oïl bien, mèz qu’ilz soiënt tèles —Oui, pourvu qu’elles soient d’une gaîté telle
Que mon ventre breneus s’en sente2…. Que mon ventre plein de merde en soit déchargé.
2161 —Tu as le cul tourné au prône. —Tu tournes le cul à l’église.
Foy que je doy saint Grisogone3 ! Par la foi que je dois à saint Grisogone !
Se tant ne quant tu m’atouchoies, Si tu me touchais si peu que ce soit,
Jamaiz ne heurtebilleroies4 Jamais plus tu ne serais en état de tamponner
Fame qui soit des[so]uz la lune ! Une femme en ce bas monde !
Dans un langage tout aussi fleuri, deux maçons et un charpentier se plaignent d’avoir soif ; sainte Geneviève, égalant Jésus, reproduit pour eux le miracle qu’il avait accompli aux noces de Cana :
2343 Dieu, qui muastes l’iaue en vin Mon Dieu, qui avez transformé l’eau en vin
Ès nopces chiez Archédéclin5 : Aux noces chez Architriclin :
Vueilliez cy vostre grâce estandre ! Veuillez étendre votre grâce jusqu’ici !
Et donc, les trois ouvriers se soûlent grâce à Geneviève :
2412 —Qui oncques-mèz vit tel bevrage ? —Qui vit jamais un si bon breuvage ?
Emplez, pour Dieu, encor ma coupe ! Remplissez encore ma coupe, par Dieu !
—Tu es plus yvre qu’une soupe6 : —Tu es plus imbibé qu’une mouillette :
Comment pourras-tu jà douler ? Comment pourras-tu manier ta doloire ?
—Je feray les asnes voler7, —Je ferai voler les ânes,
Mèz que je boive une foys seule. Pour peu que je boive encore un dernier coup.
À propos d’ânes, douze fous (dont l’un est représenté dans le manuscrit) chantent la messe en imitant le braiment de ces quadrupèdes :
2546 Je suis Cordelier, c’est assez Je suis Cordelier, c’est suffisant
Pour deschanter messe et canon. Pour chanter la messe et le canon.
Sy die en chantant : Qu’il dise en chantant :
« Hynhan ! » dit l’ânesse. « Hinhan ! » dit l’asnon. « Hi han ! » dit l’ânesse. « Hi han ! » dit l’ânon.
Ces fous ne se lassent pas de parodier la messe :
2554 —J’ay clère voiz comme .I. tourel ; —J’ai la voix aussi claire que celle d’un taureau ;
Pour ce, veil-je chanter la messe. Pour cela, je veux chanter la messe.
—Fyfy8, tu as fait une vesse ! —Vidangeur, tu as fait un pet !
En chantant au chant de En chantant sur l’air du
« Sanctus » de Requien : « Sanctus » du Requiem :
—Sanz-tu9 ? Sanz-tu ? Sanz-tu ? Etc. —Sens-tu ? Sens-tu ? Sens-tu ? Sens-tu ?
Nos fous sont possédés par des diables que la sainte va mettre en fuite d’un coup de prière magique. Aussi, les diables s’interrogent à propos de Geneviève :
2509 Sathan, qui est celle viellote Satan, qui est cette petite vieille
Qui tous jours, en alant, barbote Qui toujours, en allant, marmonne
Avéz Maras, Patrès Nostrues, Des Ave Maria et des Pater Noster,
Comme s’el deust voler aux nues ; Comme si elle devait monter aux Cieux ;
Et se défripe, et fait la lipe, Et se démène, et fait la moue,
Et me porte fueilles de tripe10 Et porte des feuilles de mauvais parchemin
2515 Comme .I. livre, soubz sez essèles ? Sous son aisselle, comme un livre ?
Avec ly, maine .II. pucelles Elle mène avec elle deux jeunes filles
Qu’el enchante trop fort, en tant Qu’elle ensorcelle trop bien, de sorte
Que, se tant ne quant vont sentant Que si elles sentent un tant soit peu
Que je leur eschaufe lez rains, Que je leur échauffe les reins de désir,
2520 Lors me prendront branches et rains Elles prendront alors des branches et des rameaux
De boul, d’osières ou d’orties, De bouleau, d’osier ou d’orties,
Ou chardons, ou bonnes courgies ; Ou des chardons, ou de bonnes courroies ;
Batront espaules ou culière : Et elles battront leurs épaules ou leur croupe :
N’y remaindra jà pel entière. Il n’y restera pas un bout de peau intact.
2525 Dessus leur pis, dez poing[s] tabeurent. Elles tambourinent leur poitrine avec leurs poings.
Orent11, pleurent, veillent, labeurent, Elles prient, pleurent, veillent, peinent,
Cengnent12 cordes, vestent la haire. Se ceignent d’une corde, portent la haire.
Satan affirme que Geneviève est « l’abesse de Tirelopines », les turlupins étant des religieux hypocrites connus pour leur liberté sexuelle.
La partie la plus drôle du Mystère, c’est la fin : l’auteur nous dit qu’il va y greffer des scènes de farce pour que ce soit moins ennuyeux. Déboulent alors quelques-uns de ces mendiants infirmes dont riait le théâtre médiéval. Le lépreux réclame de bons petits plats :
2599 .I. tentet de vïande sade ! Donnez-moi un tantinet de bonne viande !
Halas, chétis ! je suis gasté Las, pauvre de moi ! je suis mort
Se je n’ay d’un petit pasté Si je n’ai pas un morceau d’un petit pâté
Et plaine escuèle de boschet Et une pleine écuelle d’hydromel
Ou, au mains, de vin de buffet. Ou, au moins, de vin de cuisine.
Le bossu est atteint par surcroît d’une maladie vénérienne :
2654 Le chancre m’a rongié le menbre. Un chancre m’a rongé le membre.
Las, doulant ! Quant je me remembre Las, malheureux ! Quand je songe
Du dueil que ma fame en démaine, Au chagrin qu’en témoigne ma femme,
C’est mal suz mal, peine suz paine ! C’est un mal qui s’ajoute à un mal !
L’hydropique a lui aussi de bonnes raisons d’aller consulter une sainte :
2636 J’ay au cul lez esmorroïdes ; J’ai des hémorroïdes au cul ;
Sy ne puis chier, c’est grant hides ! Si je ne peux plus chier, c’est l’horreur !
Ces éclopés, qui n’attendent plus rien de la coûteuse et impuissante « merdefine », viennent se faire guérir gratuitement par Geneviève. Quand on voit à combien d’aveugles elle a rendu la vue, à commencer par sa propre mère, on se demande pourquoi les ophtalmologistes ne l’ont pas choisie comme sainte patronne ! Je publie ci-dessous l’incontournable duo de l’Aveugle et de son Valet, duo dont beaucoup de farces et de Mystères proposent une version à peine différente : voir la notice de l’Aveugle, son Varlet et une tripière. On lira ensuite deux extraits de l’ultime miracle : il concerne une vieille maquerelle qui a subtilisé les chaussures de Geneviève.
Source : Paris, bibliothèque Sainte-Geneviève. Ms. 1131, folios 212 rº à 216 rº. Copié au milieu du XVe siècle. Ce manuscrit contient aussi le Geu saint Denis, dont j’ai extrait les Sergents, et la Vie monseigneur saint Fiacre, qui renferme la farce du Brigant et le Vilain.
Structure : Rimes plates.
Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.
.
*
Miracles de plusieurs malades.
En farses, pour estre mains fades.
.
Ung biau miracle.
.
Cy après sont autres miracles de madame sainte Geneviève. Sachiez que chascun emporte13 plusieurs personnages de plus[i]eurs malades, pour cause de briété14. Et a, parmy, farsses entées15, afin que le Jeu soit meins fade et plus plaisans.
*
L’AVEUGLE L’AVEUGLE
2715 Varlet ! Mon valet !
LE VARLÉ LE VALET
Maistre ? Mon maître ?
L’AVEUGLE L’AVEUGLE
Par là m’enpiègne16 ! Empoigne-moi par le bras !
Il fust temps d’aler en la ville. Il est temps d’aller quêter en ville.
LE VARLET LE VALET
Maistre, prenez-vous crois, ou pille17 ? Maître, quelles pièces accepterez-vous ?
L’AVEUGLE L’AVEUGLE
Tez-toy ! Alons ! Tais-toi ! Allons-y !
LE VARLET LE VALET
Où ? Où ?
L’AVEUGLE L’AVEUGLE
Au pourchas. À la quête.
LE VARLET LE VALET
Petis poissons sont bons pour chas. Les petits poissons, c’est bon pour les chats.
L’AVEUGLE L’AVEUGLE
2720 Hé ! Diex, quel varlet ! Hé ! Dieu, quel valet !
LE VARLET LE VALET
Diex, quel maistre ! Dieu, quel maître !
L’AVEUGLE L’AVEUGLE
Maine-moy, maine, va, chevestre18 ! Conduis-moi, va, pendard de guide !
LE VARLET LE VALET
Par où ? En passant par où ?
L’AVEUGLE L’AVEUGLE
Par Froit-Vaulx19. Par Froids-Vaux.
LE VARLET LE VALET
Par là ? Par là ?
L’AVEUGLE L’AVEUGLE
Voire. Oui.
.
LE VARLET LE VALET
Chantez, vous estes à la Foire20 : Chantez, vous êtes au Lendit :
Tout est plain d’ommes et de fames. C’est plein d’hommes et de femmes.
L’AVEUGLE, hault et à trait 21 : L’AVEUGLE chante d’une voix ferme :
2725 « Halas, mez Seignieurs et mez Dames : « Las, seigneurs et dames :
Pour l’amour saint Pere22 de Romme, Pour l’amour de saint Pierre de Rome,
Faites vostre aumosne au povre homme Faites l’aumône au pauvre homme
Qui ne voit n’oncques ne vit goute Qui ne voit et n’a jamais vu mieux
Nient plus23 dez yelx qu’il fait du coute ! Avec ses yeux qu’avec son coude !
2730 Ainssy vous vueille Diex aidier ! » Et que Dieu vous le rende ! » À part :
Je puis bien seurement plaidier : Je peux bien raconter ce que je veux :
Il n’y a âme qui responne. Il n’y a personne qui me réponde.
Diex ! n’y a-il qui riens me donne, Dieu ! nul ne me donnera-t-il rien,
Ne qui me tende pié ne main ? Même un coup de main, ou de pied ?
2735 Oïl, oïl, c’est à demain24 : Oui, oui, ce sera pour une autre fois :
Madame va à Bèsençon25… Madame va à Baisançon…
Je parole de « Cusençon26 ». Je veux dire : à Cul-zançon.
Nul n’a cure de povre gent. Nul ne se soucie des pauvres gens.
Se je fusse roy ou régent, Si j’étais un roi ou un régent,
2740 Ou .I. grant maistre Aliboron27, Ou un grand ministre,
Chascun ostast son chaperon, Chacun ôterait son chapeau,
Ou m’enclinast, ou me fist rage ; Ou s’inclinerait, ou me servirait ;
Je feusse tenu pour trop sage. Je serais tenu pour un grand sage.
Or me tient-en pour une ordure, Maintenant, on me tient pour une crotte,
2745 Pour .I. fol, pour .I. burelure ; Pour un demeuré, pour un simplet ;
Il n’y a ne grant ne petit Il n’y a personne, grand ou petit,
Qui de moy voir ait appétit. Qui ait envie de me voir. Mon Dieu !
Diex ! qu’il est povre, qui ne voit28 ! Qu’il est pauvre, celui qui n’y voit pas !
S’il va, s’il vient, s’il dort, s’il poit, Qu’il aille, vienne, dorme ou pète,
2750 Autant de l’un comme de l’autre. C’est du pareil au même. L’aveugle
C’est .I. droit ymage de peautre29. N’est qu’un vil médaillon en étain. Au valet :
Hélas, mon filz Hanequinet : Hélas, mon petit Hannequin :
Meine-moy, en ce matinet, Conduis-moi ce matin
À celle bonne et sainte dame À cette bonne et sainte dame
2755 Qui de meschief oste maint[e] âme, Qui tire de malheur maint homme,
Que lez gens nomment Geneviève. Et que les gens nomment Geneviève.
LE VARLET LE VALET
Sire, j’ay tel dueil que je criève Monsieur, j’ai tant de mal que je crève
De ce que je suis sy gouteus Du fait d’être si goutteux
Que dez .II. hanches suis boisteus30 ; Que je boite des deux fémurs ;
2760 Et ay la tous, maise31 poitrine, Et j’ai la toux, de l’asthme,
Clous, pous, cirons32, lentes, vermine ; Des furoncles, des poux, des pustules, des lentes, des vers ;
J’ay la rougole et la vérole33 ; J’ai la rougeole et la variole ;
J’ay, chascun jour, la feinterole34 ; J’ai chaque jour la chiasse ;
J’ay le jaunice35 et suis éthique. J’ai la jaunisse et je suis squelettique.
2765 Ne guérir n’en puis par phisique. Et je ne peux guérir grâce à la science.
Merdefins36 et c[h]iurgïens Les merdecins et les chie-rurgiens
M’ont eu long temps en leurs lïens ; M’ont longtemps tenu en leurs filets ;
Maintenant, quant je n’ay que frire37, Maintenant que je n’ai plus que frire,
Que riens n’a en ma tirelire, Qu’il n’y a plus rien dans ma tirelire,
2770 Par m’âme, il n’ont cure de moy. Ils n’ont plus cure de moi, par ma foi !
L’AVEUGLE L’AVEUGLE
Par mon serment, [bien] je t’en croy ! Je te jure que je veux bien te croire !
Aussy, Hanequin (sy m’aist Diex38 !), Aussi, Hannequin (que Dieu m’assiste !),
Il m’ont du tout crevé lez yeulz. Ils m’ont complètement crevé les yeux.
Mengier puissent-il leur[s] boiaus ! Puissent-ils manger leurs boyaux !
2775 Je dy ceulx qui ne sont loyaus Je parle de ceux qui n’appliquent pas
Selonc leur povoir et savoir. Leurs compétences et leur savoir.
Alons où j’ay dit ! Car là, voir, Allons où je t’ai dit ! Car là, vraiment,
Nous trouverons miséricorde. Nous trouverons de la pitié.
LE VARLET, en baillant LE VALET, en lui faisant
la corde39 : tenir le bout de sa ceinture :
Alons, donc ! Tenez bien la corde ! Allons-y, donc ! Tenez bien ma corde !
*
.
Sainte Geneviève voise en son oratoire40, Que sainte Geneviève aille dans sa
et là se tiegne en oroison, et lez autres chapelle et s’y tienne en prière, et que
où ilz vourront. les miraculés aillent où ils voudront.
.
Cy après est DE UNE FAME À QUI Suit le MIRACLE D’UNE FEMME
MADAME SAINTE GENEVIÈVE À QUI SAINTE GENEVIÈVE
RENDIT LA VUE, qu’elle avoit RENDIT LA VUE, qu’elle avait
perdue pour ce qu’elle avoit emblé les perdue parce qu’elle avait volé les
soulers de la dicte vierge. chaussures de ladite sainte.
.
LA VIELLE 41 LA VIEILLE
2818 Pour lez boiaus sainte Géline42 ! Par les boyaux de sainte Géline !
Vélà dame Genevéline43, Voilà madame Je-ne-sais-lire,
(en la monstrant) (en la montrant)
2820 Qui ne fait que pseaumes broullier44, Qui ne fait qu’embrouiller les psaumes,
Sez yeulx essuier et moullier, Essuyer ses yeux et les mouiller de larmes,
Qui scet45 trop bien la main où metre. Et qui sait bien où tendre sa main.
Et je puis bien fondre et remetre46 : Moi, je peux bien fondre et maigrir :
Je n’ay que frire ne que daire47. Je n’ai plus rien à frire, ni que dalle.
2825 Lamproiës, luz, barbeaus de Laire Les lamproies, les brochets et les barbeaux de Loire
Ne me prennent pas à la gorge. Ne risquent pas de m’étrangler !
À grant paine ay-je du pain d’orge, À peine puis-je avoir du pain noir,
Qui souloië (las !) sy bien vivre. Moi qui jadis vivais si bien, las !
Tous jours estoie ou plaine48 ou yvre. J’étais toujours bourrée ou ivre.
2830 Et plus me fesoië « coignier 49 » Et je me faisais « cogner » plus souvent
Qu’il [n’est] de coings en .I. coignier. Qu’il n’y a de coings sur un cognassier.
Coignant coign[é]e onc ne coigna Une cognée cognante ne cogna jamais
Tant de coing[s] comme on me coigna ; Autant de coins que je fus cognée.
Et lez coigneurs50, qui me coignoient Et les cogneurs, qui me cognaient
2835 Le coing51, le52 poing d’or me coignoient. Le con, remplissaient d’or mon poing.
Plus n’y seray de coing53 coignie, Je ne serai plus cognée par un poinçon,
Car ma coignie54 est descoignie : Car ma cognée n’a plus de « manche » :
Tant est cuisans, et vielle, et dure, Elle est si sèche, si vieille et si dure
Qu’il n’est coigneur qui en ait cure, Que nul cogneur n’en a cure,
2840 N’argent n’y veult en[s]55 metre, et « coing ». Et ne veut y mettre ni son argent ni son poinçon.
En monstrant sainte Geneviève. En montrant sainte Geneviève.
Et vélà Madame, en son coing56, Et voilà Madame, dans son recoin,
Qui de « coignier » ne sceut onc note Qui n’a jamais su l’art de « cogner »
(Ce dit-on), tant est nice et sote ; (Dit-on), tant elle est naïve et sotte ;
Qui a de l’argent à poignies Qui a de l’argent par poignées
2845 Com s’en le forjast à coignies57. Comme si on le forgeait à la hache.
Chascun ly donne tire-à-tire58 Chacun lui en donne sans relâche,
Et tous jours bret, pleure et soupire. Et pourtant, toujours elle brait, pleure et soupire.
Coigne fort son huis et recoigne, Qu’elle claque et reclaque fort sa porte,
Car je ly baudray tel engroigne59 Car je lui flanquerai un tel coup
2850 (Foy que je doy saint Andrieu le Scot60) (Par saint André d’Écosse)
Que je bevray à son escot Que je boirai à ses frais,
Ou je faurray à faire tente61. Ou j’aurai mal tendu mon piège.
Cy62, la regarde, et puis Ici, qu’elle la regarde, et dise
die en hochant la main : en secouant la main :
Elle est nuz-piéz. Ho ! j’ay m’entente63. Elle est déchaussée. Oh ! j’ai un plan.
.
Cy, die à sainte Céline et à Margot : Ici, qu’elle dise à sainte Céline et à Margot :
Dieu vous doint bon jour, Damoysèles ! Une bonne journée, mesdemoiselles !
SAINTE CÉLINE SAINTE CÉLINE
2855 Bien veigniez, Dame ! Quelz nouvelles ? Bienvenue, Madame ! Qu’y a-t-il ?
LA VIELLE, en soy asséant.64 LA VIEILLE, en s’asseyant.
Je me vueil soèr, ne vous desplaise. Je veux m’asseoir, s’il vous plaît.
MARGOT MARGOT
Ha ! Dame, estes-vous en malaise ? Ah ! Madame, avez-vous un malaise ?
LA VIELLE, en prenant lez LA VIEILLE, en chaussant
soullers secrètement : discrètement les souliers :
Oïl, j’ay .I. pou mal au cuer. Oui, j’ai un peu mal au cœur.
SAINTE CÉLINE SAINTE CÉLINE
Diex vous doint santé, bèle suer ! Que Dieu vous donne la santé, ma sœur !
LA VIELLE, en soy levant. LA VIEILLE, en se levant.
2860 Amen ! Adieu, je suis garie ! Amen ! Adieu, je suis guérie !
SAINTE CÉLINE et MARGOT SAINTE CÉLINE et MARGOT
Alez à la Vierge Marie ! Allez remercier la Vierge Marie !
.
Cy, s’en voise LA VIELLE, Ici, que LA VIEILLE s’en
en monstrant lez soullers et aille en montrant au public
en disant : les chaussures, et en disant :
Or, dië Madame sez hinnes ! Que Madame récite donc ses hymnes !
Comment que soit, j’ay sez botines. Quoi qu’il en soit, j’ai ses bottines.
Voist nuz-piéz, s’el veult, par la rue ! Qu’elle aille pieds nus par la rue, si elle veut.
2865 Et s’el a froit, sy esternue ! Et si elle a froid aux pieds, qu’elle éternue !
En souriant : En souriant :
Sa pucelle65 me sermonnoit. Sa pucelle me serinait. Les souliers,
Je lez prins : Diex lez me donnoit. Je les ai pris : Dieu me les donnait.
Ay-je bien fait ? Oïl, sans doubte ! Ai-je bien fait ? Oui, sans doute.
…………………………… 66 …………………………..
.
3048 Sire, quant à parler apris, Monseigneur, dès que j’appris à parler,
À mentir, à jurer me pris, Je me mis à mentir, à blasphémer,
3050 À jouer, chanter et dancier, À jouer aux dés, à chanter et danser,
À père et mère courouscier, À courroucer mon père et ma mère,
À embler noiz, poires et pommes, À voler des noix, des poires et des pommes,
À accoler ces jeunes hommes. À enlacer les jeunes hommes.
Tantost perdy mon pucellaige. Je perdis bientôt mon pucelage.
3055 J’ay tout honny, et67 mariage. J’ai tout déshonoré, même le mariage.
Et puis ay-je esté maquerelle, Et puis j’ai été maquerelle,
Qui trop empire ma querelle. Ce qui aggrave beaucoup mon cas.
Je suy orguilleuse, envieuse, J’ai commis les péchés d’orgueil, d’envie,
Gloute, yreuse, avaricïeuse, De gourmandise, de colère et d’avarice.
3060 Mesdisant et de maise affaire, Je suis médisante et de mauvaise compagnie,
Et paréceuse de bien faire, Et paresseuse de bien faire,
Janglerresse en oiant lez messes. Et hypocrite en écoutant la messe.
J’ay veuz enfrains, jeûnes, promesses, J’ai enfreint les vœux, les jeûnes, les promesses,
Les commandemens de la Loy. Et les commandements de la loi divine.
3065 Il n’a ne cuer ne sens sur moy Il n’y a rien en toute ma personne
Dont je n’ayë Dieu courouscié, Dont je n’aie offensé Dieu,
Et moy et mon proisme blécié. Et blessé moi et mon prochain.
Dire ne sauroië la disme Je ne saurais vous dire le dixième
De mes péchiéz : c’est ung abisme ! De mes péchés : c’est un gouffre !
*
1 Je donne les numéros des vers d’après l’édition de Gabriella PARUSSA : Les Mystères du manuscrit 1131 de la bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris. Classiques Garnier, vol. II, 2023, pp. 1552-1810. 2 S’en ressente favorablement. L’humour guérissait déjà la constipation. 3 Confusion populaire entre saint Gris [surnom de saint François d’Assise, qui était vêtu de gris], et l’insignifiant saint Chrysogone. 4 Tu ne frapperais, au sens érotique. « Hurtebillier Hennon et Jennette. » Jehan Molinet. 5 Architriclin était le maître d’hôtel des noces de Cana. « Quant le vin fut failly,/ Aux nopces de Archédéclin,/ (Dieu) ne mua-il pas l’eau en vin ? » Sermon joyeux de bien boire. 6 La soupe est un morceau de pain qu’on trempe dans le vin. « Ilz sont plus ivres qu’une soupe. » Massons et charpentiers. 7 Nous dirions aujourd’hui : Je verrais voler des éléphants roses. 8 Sur cette interjection hautement scatologique, voir la note 24 du Savetier Audin. 9 Prononciation à la française du mot Sanctus. La suite parodie, d’une manière qu’on qualifierait aujourd’hui de sacrilège, Dominus Deus sabaoth. 10 « Les feuilles de tripe sont des feuilles de parchemin de mauvaise qualité obtenues de la peau du cochon. » Gabriella Parussa, p. 1761. 11 Ms : Et eurent (Elles se mettent en oraison. Le v. 3110 dit : « Plorez, orez, jeûnez, veilliez. ») 12 Elles exhibent une corde en guise de ceinture, comme les Cordeliers. La haire est une chemise de crin que les pénitents les plus fanatiques portent à même la peau. On sent que l’auteur désapprouve ce masochisme ostentatoire. 13 Comporte, rassemble. Ce frontispice figure dans l’illustration ci-dessus, où le sous-titre est en rouge. 14 De brièveté. Tous les malades sont réunis dans un seul miracle. 15 Greffées. 16 Ms : mon piegne (Tous les valets d’aveugles guident leur maître quand il va mendier.) 17 Littéralement : voulez-vous jouer à pile ou face ? En fait, le valet ironise sur la modicité des dons, qui ne laisse aucun choix. Sous ce vers, qui est au bas de la colonne, le ms. ajoute entre des plumes dessinées : degrace 18 Le chevêtre est la bride par laquelle on mène un cheval ou un âne. Par extension, c’est également la corde du pendu, et le gibier de potence qui la mérite : « Tu mens, chevestres ! » ATILF. 19 Froids-Vaux = froides vallées. Cette abbaye mythique désigne un taudis glacial peuplé de clochards. Voir la note 155 du Monde qu’on faict paistre. 20 La foire du Lendit se tenait du 11 au 24 juin près de Saint-Denis, où se déroule cette partie du Mystère. Notre manuscrit l’évoque dans le Geu saint Denis : « Fuions-nous-en (dyables l’emportent !)/ Tout droit à la foire au Lendit. » 21 Fermement. Les mendiants aveugles chantent dans les rues. La chanson qui suit rappelle les vers 127-130 de l’Aveugle et Saudret, une autre farce incluse dans un Mystère. 22 Forme picarde de saint Pierre, le premier pape. « Vous serez sainct Pere de Rome. » Le Chauldronnier. 23 Non plus. Niant est la forme normanno-picarde de néant. En Normandie, coute = coude. 24 Cf. les Botines Gaultier, vers 417 et 479. Dans notre manuscrit, l’aveugle de la Conversion saint Denis entend les mêmes excuses : « –Donnez-moy, pour Dieu, quelque chose !/ –Parlez bas, Madame repose./ –Au mains, me tendez vostre main !/ –Oïl, oïl, c’est à demain ! » 25 Jeu de mots sur « baiser ». Avec un calembour similaire, on dit que les femmes qui sortent rejoindre leur amant vont à Saint-Béset ; cf. Tout-ménage, vers 236. Soulignons que le scribe ne note pas les cédilles, et que l’acteur eût été parfaitement compris s’il avait prononcé « baise en con » et « culs en cons ». 26 Cuisançon = peine, tourment. Mais il y a ici un jeu de mots sur « cul ». 27 Un incompétent qui s’occupe d’une quantité d’affaires auxquelles il n’entend rien. Cf. le Temps-qui-court, vers 180. 28 Dans notre manuscrit, l’aveugle de la Conversion saint Denis fait le même constat : « Il est trop povres, qui ne voit. » 29 C’est une vraie médaille d’étain : un objet dépourvu de valeur. 30 En conformité avec la parabole de l’aveugle et du paralytique, beaucoup de valets farcesques qui guident un non-voyant sont eux-mêmes handicapés : « Faictes quelque bien au boiteux/ Qui bouger ne peult, pour [à cause de] la goucte. » (L’Aveugle et le Boiteux.) Voir aussi l’Aveugle et son Varlet tort, de François Briand. 31 Mauvaise. Même picardisme au v. 3060. 32 Pustules provoquées par un acarien. Les lentes sont des œufs de poux. 33 Il s’agit de la petite vérole, ou variole. La grande vérole, ou syphilis, n’apparaîtra qu’un siècle plus tard. 34 Mot inconnu. Peut-être faut-il lire « fienterole ». 35 Le ms., en dépit de son dernier éditeur, donne ce mot au masculin. « Ceste maladie est dicte vulgalment le jaunisse. » (ATILF.) Étique = amaigri par la maladie. « Oncques pauvre paralitique/ Ne fut tant que je suis éthique. » (Le Gouteux.) Cette accumulation de mots et de maux avait le même effet cocasse que la chanson d’Ouvrard : « J’ai la rate/ Qui s’dilate,/ J’ai le foie/ Qu’est pas droit,/ J’ai le ventre/ Qui se rentre,/ J’ai l’pylore/ Qui s’colore,/ J’ai l’gésier/ Anémié… » 36 Les médecins, qui font leur diagnostic en examinant les excréments des malades, sont des spécialistes de la « merde fine ». Au v. 2659, le personnage du Bossu dénonce leur cupidité : « J’ay despendu [dépensé] tout mon argent/ En merdesfines et en mires [médecins]./ Je croy qu’ou monde n’a gents pires :/ Soit tort, soit droit, hapent, ravissent…./ On ne puet mielx lez gens pillier. » Je rétablis la chuintante normanno-picarde de chiurgien, qui permet un autre calembour scatologique sur « chiure ». 37 Plus rien à mettre dans ma poêle. Idem au v. 2824. 38 Si m’aid Dieu : que Dieu m’assiste ! 39 Les pauvres — et les zélatrices de sainte Geneviève — se contentent d’une corde en guise de ceinture. Les aveugles se cramponnaient à celle de leur valet : « Empongnez-moy par la saincture,/ Et nous yrons à l’avanture. » (L’Aveugle, son Varlet et une Tripière.) Voir aussi le vers 360 des Miraculés. 40 Elle l’a fait bâtir à l’Estrée, près de Saint-Denis et du Lendit. 41 Elle est pauvrement vêtue et ne porte pas de chaussures. 42 Jeu de mots irrévérencieux : la Vieille a sous les yeux sainte Céline, une adoratrice de sainte Geneviève. Mais sainte Géline est une poule, sanctifiée par un sermon joyeux, la Vie madame Guéline. 43 En picard, « je ne vé line » = je ne vois pas une ligne. 44 Ce verbe signifie : embrouiller un texte auquel on ne comprend rien ; cf. la Folie des Gorriers, vers 359. Il peut également signifier : salir ; cf. Mahuet, vers 194. D’une manière ou d’une autre, Geneviève fait partie des « brouilleurs de parchemins ». 45 Ms : a (Qui sait où il faut mettre les mains pour amasser de l’argent.) 46 Ces 2 verbes synonymes vont souvent de pair : « Je ne suis fondu ne remis,/ Que ne le luy face à deux coups. » Frère Frappart. 47 Locution inconnue qu’on retrouve dans ce ms. : « S’il eussent que daire,/ Je leur feisse le bien-veignant. » (Geu saint Denis.) On peut la rapprocher de « n’avoir que raire » : n’avoir plus rien à tondre, à gratter. À la limite, ce pourrait être une contrepèterie argotique sur « n’avoir de caire » : ne pas avoir d’argent. Cf. le Mince de quaire. 48 Soûle. Nous dirions : J’étais pleine comme un boudin. 49 Le verbe cogner et le substantif coin, pris au sens érotique, vont générer 14 vers. Le personnage du Fiévreux s’était livré <vv. 2688-2712> à un jeu tout aussi virtuose sur le radical dur. 50 Les amants. « Il m’a très-bien cognée :/ Jamais je ne veis tel coigneux./ Mais moy qui suis obstinée,/ Pour un coup j’en rendis deux. » Gaultier-Garguille. 51 Ma vulve. « Qui luy frapperoit sus son coing/ D’ung gros ‟martel” pesant et lourt. » Jehan Molinet. 52 Ms : du (Me graissaient la patte. « Les poins dorés d’argent. » Le Jeu du capifol.) Dans ce vers, cogner = mettre de force : « Et que dans mon ventre je cogne/ Vin blanc muscat et vin vermeil. » Godefroy. 53 Par un pénis. « Son long coing tremblotant,/ Son coing rouge orangé. » Ronsard, la Bouquinade. 54 Ma vulve. La cognée [hache] possède un trou dans lequel on enfonce le manche. Comme le dit Priape, « coingnée sans manche/ Ne sert de rien ». Rabelais, Prologue du Quart Livre. 55 Dedans. Notre fatiste écrit au v. 1908 : « Ne hors, ne ens. » 56 Sainte Geneviève prie à genoux dans une chapelle ouverte. Elle a laissé ses chaussures à l’entrée, sous un banc où sont assises sa disciple, sainte Céline, et leur servante Margot. 57 À grands coups de hache, sans compter. 58 Cf. le Temps-qui-court, vers 75. 59 Un tel coup sur le groin. « Le villain grongne ?/ Bien luy donray d’une engrongne/ Sur les dentz ! » (Godefroy.) On pourrait lire engaigne : mauvais tour, fourberie. Auquel cas, ce mot rimerait avec « recaigne », à la manière normande. 60 À saint André, le saint patron de l’Écosse. 61 Je faudrai (futur picard de faillir) à poser une tente, un collet tendu. Cf. le Temps-qui-court, vers 114. 62 Ms : Cil (Voir la prochaine didascalie.) 63 Mon intention. Devant ce mot, les Picards apocopent les pronoms mon et son : « Mais qui n’y met toute s’entente. » Les Femmes qui aprennent à parler latin. 64 Feignant d’avoir un malaise, elle s’assoit sur le banc, juste au-dessus des souliers de Geneviève, qui sont par terre. 65 Peut désigner Céline ou Margot : voir le v. 2516. Pour la Vieille, ce terme est injurieux. 66 Après moult péripéties édifiantes, la Vieille va se confesser à l’évêque de Paris, qui n’en perd pas la foi pour autant, ce qui prouve qu’il est lui-même confessé de frais. 67 Ms : en (Et aussi.)