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LE PAUVRE ET LE RICHE

Recueil Rousset

Recueil Rousset

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LE  PAUVRE

ET  LE  RICHE

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Cette farce écrite à la fin du XVe siècle fut baptisée au siècle suivant les Deux Savetiers. J’ai changé ce titre parce qu’il est faux :

1. Les titres sont imposés par l’éditeur : l’auteur, dépourvu de contrat et presque toujours anonyme, n’a pas son mot à dire. Nous avons parfois deux versions d’une même pièce avec deux titres différents : la farce du Savetier Audin se nomme ailleurs la farce de Martin de Cambray (F 41). La sottie des Sotz triumphans est également connue comme sottie des Trompeurs (BM 39), etc.

2. Ici, un seul personnage de savetier apparaît nommément (vers 92 et 262). Tous les savetiers dont regorgent les farces1 ont les mêmes points communs : ils passent leur vie à chanter et à boire, et surtout, ils sont pauvres. Cela démontre que le Riche de notre pièce n’exerce aucunement cette profession peu lucrative. La Fontaine est plus près de la vérité quand il reprend ces deux personnages dans une fable qu’il intitule le Savetier et le Financier 2.

3. Toutes les rubriques nomment les deux voisins « le Pauvre » et « le Riche » ; or, beaucoup de farces ont pour titre le nom de leurs personnages principaux : Trote-menu et Mirre-loret, Marchebeau et Galop, etc. Pourquoi pas le Pauvre et le Riche ? Sans doute parce que ces noms allégoriques dignes d’une austère Moralité n’eussent pas attiré le public des farces, contrairement aux joyeux drilles que sont les savetiers.

4. Le savetier parle à son riche voisin avec une extrême déférence, et il le vouvoie, ce qui n’est pas réciproque ; si nous avions affaire à deux collègues de travail, ils seraient sur un pied d’égalité.

5. Par déduction (voir les notes 6 et 67), je suppose que le Riche est un de ces opulents couturiers qui servent « les roys et les princes3 ».

La première partie de l’œuvre sacrifie au genre très convenu du débat moral entre un mauvais Riche et un bon Pauvre. La suite est beaucoup moins édifiante : le vilain Riche devient pauvre mais pas humble, et le gentil Pauvre devient riche malhonnêtement.

SourcesR : Recueil de plusieurs farces tant anciennes que modernes, lesquelles ont esté mises en meilleur ordre & langage qu’auparavant ; imprimé à Paris en 1612 par Nicolas Rousset, pp. 47-64. Je prends pour base cet imprimé, malgré sa date tardive.  D : Bibliothèque de Dresde (Lit.Gall.vet.6, misc.2) : édition publiée à Paris entre 1533 et 1547 par Pierre Sergent. Beaucoup de vers sont trop courts ou trop longs et n’ont ni rime ni raison. En outre, 23 vers greffés ici ou là délayent inutilement le texte. André Tissier4 adopte ce brouillon, et affirme que : « Rousset a remanié le texte pour le “rajeunir” ; et il offre en quelque sorte une nouvelle version de cette farce. » Les trois autres pièces du même Recueil dont nous possédons une source antérieure prouvent que Rousset n’intervenait pas d’une manière aussi drastique ; en vérité, le modèle qu’il a reproduit est incomparablement meilleur que celui qu’a utilisé Sergent.

Structure : Rimes plates, abab/cdcd.

Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.

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Farce nouvelle de deux savetiers,

l’un pauvre, l’autre riche.

Le Riche est marry de ce qu’il void le Pauvre rire & se resjouyr, & perd cent escus & sa robbe, que le Pauvre gaigne.

À trois personnages, c’est à sçavoir :

       LE  PAUVRE  [Génin Drouet5]

       LE  RICHE

       et  LE  JUGE

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           LE  PAUVRE6  commence en chantant :

     Hay, hay avant, Jean de Nivelle !             SCÈNE  I

     Jean de Nivelle a deux 7 houzeaux ; [bis]

     Le Roy n’en a point de si beaux. [bis]

     [Mais il n’y a point de] 8 semelle.

5     Hay, hay avant, Jean de Nivelle !

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           LE  RICHE                SCÈNE  II

     Voicy chose dont m’esmerveille

     Plus que ne sçaurois raconter :

     C’est que voy mon voisin chanter

     Tout le jour9 ; et si, n’a que frire10.

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10   Dieu gard, Dieu gard !                  SCÈNE  III

           LE  PAUVRE

                   Et à vous, sire !

     Avez-vous affaire de moy11 ?

           LE  RICHE

     Nenny. Mais je suis en esmoy

     D’autre chose, et voicy le cas :

     C’est que je voy que n’avez pas

15   Un denier pour vous faire raire12 ;

     Toutesfois, ne faictes que boire,

     Chanter et rire sans cesser.

           LE  PAUVRE

     Par sainct Jean ! vous pouvez penser

     Que n’ay pas peur pour mes escus13.

           LE  RICHE

20   Pense aussi, voisin, au surplus,

     Que fais14 mon thrésor sans lanterne.

           LE  PAUVRE

     Et moy, le mien, à la taverne15.

           LE  RICHE

     Amasse pour quand tu s(e)ras16 vieux.

           LE  PAUVRE

     Je boy et suis tousjours joyeux.

           LE  RICHE

25   D’argent vient plaisance mondaine.

           LE  PAUVRE

     Douleur aussi, travail et peine.

           LE  RICHE

     Argent fait avoir maints esbats.

           LE  PAUVRE

     Souvent aussi faict dire : « Hélas ! »

           LE  RICHE

     Quiconque a cent escus content,

30   Il peut galler, gaudir et rire.

           LE  PAUVRE

     Par sainct Jean ! je n’en ay pas tant,

     Et si, ne boy pourtant du pire17.

           LE  RICHE

     Qui a cent escus, il est riche,

     Et peut se donner du bon temps.

           LE  PAUVRE

35   Peu sert l’argent à l’homme chiche,

     S’il n’en use comme j’entens18.

           LE  RICHE

     Qui a escus, à brief parler,

     Il peut faire beaucoup de choses.

           LE  PAUVRE

     Qui n’a souliers et veut aller

40   Chaussé, faut qu’au moins ait des chausses.

           LE  RICHE

     Quiconque a cent escus dedans

     Sa bource, à la bonne heure est né.

           LE  PAUVRE

     Qui au matin a froid aux dents19

     N’a pas encore desjeuné.

           LE  RICHE

45   Qui a cent escus en mitaine20

     Est ayse21 autant qu’homme fut oncques.

           LE  PAUVRE

     Dieu vous mette en male sepmaine22 !

     Et pourquoy ne l’estes-vous doncques ?

           LE  RICHE

     Qui a escus, cela sçavoir

50   Tu dois, il vit joyeusement.

           LE  PAUVRE

     Par sainct Jean ! j’en veux donc avoir.

     Qui diable vous en donne tant ?

           LE  RICHE

     Qui, mon amy ? Dieu, tout comptant :

     C’est luy qui t’a donné tes biens.

           LE  PAUVRE

55   Non a23, parbieu, car je les tiens

     De mon père, y a des ans vingt24 ;

     Tout, de succession me vint,

     Et n’en paye ny cens, ny taille25.

           LE  RICHE

     Voisin, tu n’as denier, ny maille,

60   N’autre26, que Dieu ne l’ait donné :

     Chacun est de luy guerdonné27

     Comme il plaist à sa bonté haute.

           LE  PAUVRE

     Hé ! voisin, faisons donc [sans faute]28

     Que Dieu me donne de l’argent :

65   [De] le prendre s(e)ray diligent,

     Croyez, puisqu’il est si commode29.

           LE  RICHE

     Ouy, voisin. Mais ce n’est sa mode30

     D’en donner qu’on ne l’en requière31.

           LE  PAUVRE

     N’y a-il autre chose à faire

70   Qu’à l’en prier ? J’en auray donc.

     En ayant32, vous ne vistes onc

     Aucun mieux ruer en cuisine33 !

     En ceste chappelle34 voisine

     Vais Dieu prier à ceste fin.

           LE  RICHE

75   Viençà35 ! Par ta foy, mon voisin,

     Dy, combien luy demanderas-tu ?

           LE  PAUVRE

     Cent escus, pas moins d’un festu36 ;

     Je n’en veux avoir plus ny moins.

           LE  RICHE

     Et s’il t’en donnoit quatre-vingts,

80   Encore prendrois-tu cela ?

           LE  PAUVRE

     Non ferois, j’en suis logé là37 ;

     Je n’en rabattray la poussière38.

     Dieu peut-estre exaucera ma prière

     Aussi bien qu’il a faict la vostre.

           LE  RICHE

85   Voire39, par sainct Pierre l’Apostre !

     Je n’en faits, de moy, doute aucune40.

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     Je t’en bailleray tantost d’une41.             SCÈNE  IV

     En ma maison vas une cource42,

     Où mettray dedans une bource

90   Cent escus, un moins43. De ce lieu

     Ne bougez : vous voirrez beau jeu !

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           LE  PAUVRE44              SCÈNE  V

     Je ne seray plus savetier,

     Désormais, ny d’autre mestier,

     Ains45 vivray comme un chevalier,

95   Ayant argent sans travailler,

     Gay et content jusqu’au trespas.

     Or m’en vas-je tout de ce pas

     Prier Dieu sans attendre plus.46

.

    Ô Dieu, qui donnez des escus               SCÈNE  VI

100  Au Riche si abondamment :

    Donnez-m’en cent tant seulement,

    Et je vous jure sur mon âme,

    À vostre Mère aussi qu’on clame47,

    Me les donnant, que de bon cœur

105  Vous seray tousjours serviteur48.

           LE  RICHE,  caché derrière l’autel,

                    respond, disant : 49

    N’en voudrois-tu point moins de cent ?

           LE  PAUVRE

    Non, il ne me seroit décent ;

    Cent escus sont bien mieux mon cas.

           LE  RICHE

    Tu auras soixante ducats.

           LE  PAUVRE

110  Par sainct Pierre ! je n’en veux nuls :

    Je vous demande des escus.

           LE  RICHE

    Bien entens à ce que je dis :

    Tu en auras quatre-vingts-dix

    Si tu les veux, sans plus débatre.

           LE  PAUVRE

115  Je n’en sçaurois un seul rabatre.

    Prenez que fussiez devenu

    Pauvre comme moy, quasi nu :

    Je voudrois volontiers sçavoir

    Si n’en voudriez pas cent avoir !

           LE  RICHE

120  Tu es autre que le commun50 ;

    En voilà cent, il s’en faut un

    Seulement51 : en faits-tu refus ?

           LE  PAUVRE

    Et quoy ! n’en auray-je non plus52 ?

    Vous me faites tort. Somme toute,

125  Les doibs-je prendre ? J’en fay doute53.

    On ne sçait qui va ny qui vient54

    Puis [y a un point qui me tient]55 :

    C’est que me pourray repentir,

    Si ne les prens ains que56 partir,

130  Pour un escu(s) ni plus ni moins.57

           LE  RICHE,  en sortant du derrière de l’autel.

    Tout beau, maistre ! Vuidez vos mains !

    Çà, çà ! Le grant diable y ait part !

    Le paillard fait d’icy départ,

    Par la morbieu, et les emporte !

135  Rapporte, hé ! voisin, rapporte !

           LE  PAUVRE

    Qui diable est-ce là qui m’appelle ?

           LE  RICHE

    Par Nostre Dame, je l’ay belle58 !

    Despêche, rends-moy mes escus !

           LE  PAUVRE

    Je ne suis, ma foy, si bémus59 !

140  Dieu maintenant m’en a fait don.

    Auriez-vous mis à l’abandon

    Ainsi le vostre60 ? Il n’est à croire !

    À d’autres !

           LE  RICHE

            Si ay61, par sainct Pierre !

    Et estoit afin d’esprouver

145  Si tu prendrois sans estriver62

    Moins de cent escus à la fois,

    Comme asseurément tu disois.

    Çà ! mon argent, que je m’en aille !

           LE  PAUVRE

    Je n’en rendray denier ny maille,

150  À Dieu 63 ! C’est assez sermonné.

           LE  RICHE

    Sainct Jean ! tu seras adjourné64,

    Si ne les rends, et mis en cause.

           LE  PAUVRE

    À Dieu, m’en aller je propose65.

           LE  RICHE

    Ha ! non feras, par sainct Germain !

155  Tu viendras.

           LE  PAUVRE

              Ce sera demain.

           LE  RICHE

    Dès maintenant, l’entens-tu bien ?

           LE  PAUVRE

    Mes vestemens ne vallent rien66.

           LE  RICHE

    Je te prestray plustost les miens67.

           LE  PAUVRE

    Attendez un peu, je reviens :

160  Je vas dire un mot à ma femme.

           LE  RICHE

    Non feras, par la douce Dame68,

    Ains viendras devant le prévost69.

           LE  PAUVRE

    Voisin, je reviendray bien tost.

           LE  RICHE70

    Mets ceste robe seulement.

           LE  PAUVRE

165  Me la donnez-vous ?

           LE  RICHE

                Nullement !

    Je te la preste pour en Cour71

    Aller.

           LE  PAUVRE

          Donc, pour le faire court,

    Allez devant ; et diligent,

    Au logis porteray l’argent :

170  Il sera en lieu de refuge72.

           LE  RICHE

    Non, il le faut porter au juge :

    Là, il sera mis en séquestre.

           LE  PAUVRE

    Sainct Jean ! non feray, nostre maistre ;

    Je ne m’en veux point dessaisir.

           LE  RICHE

175  Quel juge devons-nous choisir

    Pour le plus expert et habile ?

           LE  PAUVRE

    Prenons le prévost de la ville ;

    Mais73 qu’il ait le cas entendu,

    Tantost sentence aura rendu

180  Sans en faire plus long procès.

           LE  RICHE

    [Mais il se commet tant d’excès]74 !

    Et si l’on y fait tromperie75 ?

           LE  PAUVRE

    Ha ! non faict, par saincte Marie !

    On n’y va qu’à76 la bonne foy.

           LE  RICHE77

185  Allons autre part.

           LE  PAUVRE

                Ha ! pourquoy ?

    Où voudriez-vous donc[ques] aller ?

           LE  RICHE

    Si me voulois de gré bailler78

    Mon argent, ce seroit le mieux.

           LE  PAUVRE

    Ha ! point ne l’auras, ce m’est Dieux 79 !

190  À Dieu, à Dieu !

           LE  RICHE

                Allons, allons.

           LE  PAUVRE80

    Je suis prest. Or nous despeschons !

           LE  RICHE

    Ne m’en chaut, mais que j’aye droit81.

.

           LE  PAUVRE               SCÈNE  VII

    Monseigneur, Dieu gard ! Dieu y soit !

    Comment vous va-il82, ce matin ?

           LE  JUGE

195  Parbieu ! il me va bien, Génin.

    Comment se porte Guillemette83 ?

           LE  PAUVRE

    Elle est rebondie et refaicte84,

    Dieu mercy ! Il n’y manque rien.

           LE  RICHE

    (Ils se cognoissent ; je voy bien

200  Que suis en danger d’avoir tord.)

           LE  PAUVRE

    Monsieur, oyez nostre discord.

    Il est vray que j’ay fait requeste

    À Dieu, raisonnable et honneste85,

    Qu’il me donnast cent escus d’or,

205  Non pas pour en faire thrésor86,

    M’entendez-vous ?

           LE  JUGE

                  Continuez.

           LE  PAUVRE

    Sainct Jean ! il me les a donnéz,

    Au moins (que ne mente) à un près.

    Comme je m’en allois, après

210  Les avoir prins, en ma maison,

    Cestuy mien voisin, sans raison,

    Pour ces escus de moy tirer,

    Est après moy venu crier

    Qu’ils sont siens, ce que je luy nie.

           LE  RICHE

215  Hé ! Monsieur, quelle menterie !

           LE  PAUVRE

    Laisse-moy parler, si tu veux !

    Dictes qui a tord, de nous deux ;

    Monsïeur87, donnez jugement.

           LE  JUGE

    Tu presse merveilleusement !

220  On ne juge pas si à coup88.

           LE  PAUVRE

    Ha ! Monsieur, vous tardez beaucoup ;

    Je suis de loing, despêchez-moy89.

           LE  RICHE

    Non, je suis en trop grand esmoy ;

    Il90 me touche trop près du cœur.

           LE  PAUVRE

225  Hé ! laissez parler Monsïeur.

           LE  RICHE

    Il y a, Monsieur, autre chose.

           LE  JUGE

    Dictes donc sans plus longue pause.

           LE  RICHE

    Ha ! Monsïeur, il ne dit pas

    Où gist le mal. Voicy le cas :

230  D’un lieu où caché je m’estois,

    Et sa prière j’escoutois,

    Luy ay jetté ces escus-là.

           LE  JUGE

    Or me responds dessus cela :

    Tu les luy jettas ? Et pourquoy ?

235  [Tu pouvois bien]91 penser en toy

    Qu’il les prendroit sans contredit.

           LE  RICHE

    Comment, Monsieur ? Il avoit dit

    Qu’il n’en prendroit jà moins de cent.

           LE  JUGE

    Ton dire est sot et indécent ;

240  Pour luy, sera[s] sentencié92.

           LE  RICHE

    Que j’en aye au moins la moitié,

    Car la perte seroit trop grande93 !

           LE  JUGE

    Va dire à Dieu qu’il te les rende,

    Puisque les as donnéz pour luy94.

           LE  PAUVRE

245  Ha, da ! vous estes esblouy95.

    Je m’en vas donc, puisqu’ainsi est.

           LE  RICHE

    Monsieur, je faits sur luy arrest :

    Il emporte encor[e] ma robbe.

           LE  JUGE

    Viençà, Drouet, que nul ne96 hobe !

250  Dy, ceste robbe est-elle sienne ?

           LE  PAUVRE

    Nenny, Monsïeur, elle est mienne.

           LE  RICHE

    Vous me la rendrez, coquibus97 !

           LE  PAUVRE

    Ainsi disoit-il des escus ;

    Il n’a la cervelle arrestée98.

           LE  RICHE

255  Dea, Monsieur, je luy ay prestée

    Seulement pour venir icy.

           LE  PAUVRE

    Je luy dénie tout cecy,

    Par saincte Jeanne ! il n’en est rien.

           LE  JUGE

    Par bieu, Drouet, je t’en croy bien.99

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           LE  RICHE                SCÈNE  VIII

260  Mes cent escus sont donc perdus,

    Et ma robbe ? Fussent pendus

    Et le juge et le savetier !

    Mais qu’estoit-il, aussi, mestier100

    De les bailler ? Dieu y ait part !

           LE  PAUVRE

265  Hay, génin101 ! Hay, pauvre cornart !

    J’ay eu ta robbe et ton argent,

    Dont me feray bragard et gent102.

    Mais est-elle point retournée103 ?

    Non, payé suis de ma journée.

270  Pardonnez-nous, jeunes et vieux :

    Une autre fois, nous ferons mieux.

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                FIN

*

1 Voir par exemple celui de Serre-porte.   2 « Un savetier chantoit du matin jusqu’au soir…./ Son voisin, au contraire, estant tout cousu d’or,/ Chantoit peu…./ –Prenez ces cent écus ! » La Fontaine connaissait peut-être l’édition de 1612. En 1925, Georges Gassies des Brulies adapta notre pièce en français moderne sous le nom de Farce du Savetier et du Financier.   3 Le Cousturier et le Badin, vers 59.   4 Recueil de farces, tome XII. Droz, 1998, pp. 23-61.   5 Prononciation courante de droit. Un « droit jénin » est un véritable sot.   6 Le savetier travaille à la devanture de son échoppe, qui donne sur la rue. Son riche voisin sort de son atelier de couture pour aller livrer une robe chez un client.   7 R : des  —  D : .ii.  (Les houseaux sont des bottes montantes. Les savetiers ambulants criaient : « Vieux souliers ! Vieux houseaux ! »)  Sur cette chanson, voir la note 205 du Povre Jouhan.   8 Leçon de D. R : Il s’en faut plus d’vne   9 « Tout le long du jour, il chantoit et resjouissoit tout le voisiné. » (Bonaventure Des Périers, Du savetier Blondeau.) Cette nouvelle raconte l’histoire d’un savetier amateur de vin et de chansons, qui devient sombre et mélancolique après avoir trouvé un trésor.   10 Et pourtant, il n’a rien à mettre dans sa poêle. Cf. le Capitaine Mal-en-point, vers 10.   11 Avez-vous besoin d’un savetier ?   12 R : taire  —  D : raire  (Pour vous faire raser par un barbier. Comme Tissier le rappelle, « on tondait les fous ».)  Rime avec « baire », à la manière normande.   13 On ne risque pas de me les voler, puisque je n’en ai pas. Les débats du Riche et du Pauvre opposent toujours l’insouciance heureuse de celui qui n’a rien à perdre, et l’angoisse de celui qui tremble pour son pactole : « –Un sage a des biens à foison./ –Un fol n’a peur de perdre rien,/ Qui n’a ne meuble, ne maison…./ –Tu n’as ne préz, ne bléz, ne terre./ –Aussi n’ay-je procès ne guerre./ –Tu n’as or, ne argent aussi./ –Aussi n’ay-je point de soucy. » Dialogue du Fol et du Sage.   14 R : fait  —  D : fais  (Que par crainte des voleurs, j’entasse de l’argent sans publicité.)   15 D : lanterne  (« La Lanterne » est peut-être l’enseigne de ladite taverne. Il y en avait une de ce nom à Paris, rue de la Pierre-au-Lait : « La Lanterne, à la Pierre-au-Let. » François Villon.)   16 Élision du « e », comme au vers 158.   17 Et pourtant, je ne bois pas du plus mauvais vin.   18 S’il ne le gaspille pas à la taverne. La littérature édifiante jugeait les avares plus pauvres que les pauvres.   19 A faim. Cf. le Roy des Sotz, vers 132.   20 Les gants, comme les bas de laine, servaient à cacher le magot. « Isabeau de Bavière faisoit mitaine des finances du roy. » Lacurne.   21 Est heureux.   22 Dans une mauvaise passe.   23 Il ne me les a pas donnés.   24 Depuis 20 ans.   25 Cet héritage n’est pas imposable, car il est trop petit.   26 Ni une autre monnaie.   27 Récompensé. Cf. les Premiers gardonnéz.   28 R : en sorte  (Cf. le Povre Jouhan, vers 201 et 276.)   29 Puisque cela est si simple.   30 Ce n’est pas dans ses habitudes.   31 Sans qu’on le prie pour cela.   32 Lorsque j’en aurai.   33 « On dit Ruer en cuisine pour dire Goinfrer. » (Dict. de l’Académie françoise.) La même expression veut dire également : pénétrer une femme. « Et lors se rua en cuisine & secoua sa dame le mieux qu’il put, et réitéra par plusieurs fois en peu d’heure. » Les Joyeuses adventures.   34 Dans la même rue que les boutiques du couturier et du savetier, une chapelle est symbolisée, largement ouverte pour que les spectateurs voient et entendent ce qui s’y passe. D la convertit en moutier [monastère], puis en église.   35 Le Riche agrippe le Pauvre, qui sort en courant de son échoppe.   36 Pas un centime de moins.   37 Je m’en tiens à ce chiffre.   38 Je n’en rabattrai rien. (Au sens propre, abattre la poussière = étriller un cheval.)   39 Oui ; vraiment.   40 Quant à moi, je n’en fais aucun doute. Le Riche laisse le Pauvre et se dirige vers son atelier.   41 Je vais te jouer un bon tour.   42 Je fais un saut.   43 Moins un : 99 écus. Avant de rentrer dans son atelier, le Riche exhorte le public.   44 Immobile devant son échoppe, il rêve à haute voix. Pendant ce temps, le Riche sort discrètement de son atelier avec une grosse bourse, et va se cacher derrière l’autel de la chapelle.   45 Mais je.   46 Le Pauvre entre dans la chapelle.   47 Qu’on invoque. Le Pauvre essaie maladroitement de faire de belles phrases.   48 Je serai toujours votre serviteur.   49 Il n’est pas rare qu’un farceur caché derrière l’autel imite Dieu pour se moquer d’un niais. Voir la note 16 de Troys Gallans et Phlipot.   50 Tu n’es pas n’importe qui.   51 Il n’en manque qu’un. Le Riche jette sa bourse par-dessus l’autel.   52 Pas un de plus. Le Pauvre devine enfin la supercherie.   53 Je me le demande. Le Pauvre ramasse la bourse.   54 On ne peut faire confiance à personne.   55 Leçon de D, meilleure pour la rime. R : il y a vn autre point   56 Avant de.   57 Le Pauvre sort vite de la chapelle en emportant la bourse.   58 Tu me la bailles belle. « Par mon Créateur ! je l’ay belle. » Le Gentil homme et Naudet.   59 R : bernus  —  D : camus  (Si stupide. « Grant bémus, fol escervelé ! » Éloy d’Amerval.)  Rousset a mal lu son manuscrit de base, mais contrairement à Sergent, il n’a pas remplacé ce vieux mot qu’il ne comprenait pas. Cela prouve que les interventions de cet éditeur sont minimes.   60 Auriez-vous abandonné votre argent ainsi ? « Craire » rime avec « Pierre ».   61 Si, je l’ai fait.   62 Sans résister.   63 Double sens : Je ne rendrai pas son argent à Dieu. À partir d’ici, le Pauvre prononce 9 fois le mot « Dieu », contre une fois pour le Riche et pour le Juge. Ce n’est pas du hasard, c’est du sadisme.   64 Cité à comparaître.   65 Double sens : Je propose de m’en aller voir Dieu.   66 Je ne suis pas assez bien vêtu pour me présenter devant un juge.   67 Le Riche ne va pas se dévêtir en pleine rue, ni se rendre au tribunal en chemise : il va prêter au Pauvre la robe qu’il destine à son client. D est moins ambigu : Ha, dea ! je t’en bailleray bien/ Qui sont meilleurs que tous ceux-cy.   68 Au nom de la Vierge Marie.   69 L’officier royal qui rend la justice dans une grande ville. En suggérant ce nom, le Riche commet sa deuxième erreur, dont le Pauvre va tirer parti.   70 Il donne au Pauvre la robe qu’il tient sous son bras.   71 Devant la cour de justice.   72 En lieu sûr.   73 Pour peu.   74 Leçon de D, meilleure pour la rime. R : Ouy,mais il y a tant de frez,   75 Sur la cupidité des juges, voir la note 85 de Colin filz de Thévot. R ajoute dessous : Par fois.   76 R : à  —  D : qua  (On n’y va que de bonne foi. Cf. les Chambèrières et Débat, vers 251.)   77 Il commence à se méfier de l’insistance du Pauvre, et il n’a pas tort.   78 Si tu voulais me rendre de bon gré.   79 Si m’aid Dieu : que Dieu m’assiste.   80 Il enfile la robe que le Riche lui a prêtée.   81 Peu m’importe, du moment que j’ai le droit pour moi. Les deux plaideurs arrivent devant le prévôt. (La chapelle, après un sommaire changement de décor, pouvait tenir lieu de tribunal.) Le juge va examiner des faits qui viennent de se produire ; D affirme qu’ils se sont déroulés « en ceste sepmaine ».   82 Comment allez-vous.   83 D la rebaptise Jennette, mais du coup, il manque une syllabe dans le vers. Le prévôt est donc un ami du savetier, ou du moins de son épouse. On songe à la scène où maître Pathelin (dont la femme se prénomme aussi Guillemette) plaide devant son ami le juge.   84 Dodue.   85 Le Pauvre essaie encore de faire une belle phrase, d’où il ressort que Dieu est raisonnable et honnête, alors que ces deux adjectifs s’appliquent à la requête.   86 Pas pour les collectionner, comme le Riche, mais parce que j’en ai besoin.   87 Monseigneur, comme à 193.   88 Si vite.   89 Expédiez mon affaire. C’est ce que la fermière dit au juge dans Colin filz de Thévot, vers 114.   90 Cela.   91 Leçon de D. R : Pouuois tu   92 Condamné.   93 100 écus d’or représentent une très grosse somme. « Cent escus, c’est bien largement :/ Y sufiroyt de quatre-vins. » Le Poulier.   94 En son nom. Cf. Frère Guillebert, vers 129.   95 Assommé.   96 R : se  —  D : ne  (Que nul ne s’en aille ! Cf. le Roy des Sotz, vers 171.)  Le prévôt rappelle Génin Drouet, le savetier, qui tente prudemment de s’esquiver. N’oublions pas que dans les Drois de la Porte Bodés, le juge condamne bel et bien un savetier.   97 Imbécile. Voir la note 3 du Roy des Sotz.   98 Solide. D remplace ce vers par : C’est un fort terrible sire !/ Vous sçavez qu’il ne sçait que dire ;/ Il demande puis l’un, puis l’autre,/ Puis d’un costé et puis d[e l’]autre./ La teste il a esservellée.   99 Le Riche sort du tribunal, escorté par le Pauvre. D ajoute une réplique du Pauvre, puis du Riche : –Hé ! je ne suis point [si] couart./ –Sà ! que le diable y ayt part,/ Au juge et au savetier,/ À la femme et au jugier,/ Ne qui le fit onc estre juge !/ Haro ! quel mal-faict, quel déluge !   100 Mais qu’avais-je besoin de les lui donner.   101 Génin traite son adversaire de « jénin », d’idiot. Cf. le Prince et les deux Sotz, vers 174.   102 Élégant et distingué.   103 N’est-ce pas une vieille robe que le couturier a retournée pour qu’elle paraisse neuve ? Cf. le Savetier Audin, vers 60. Double sens : N’est-elle pas retournée à son propriétaire ? <Lundi 15 avril 2019, pendant que je rédigeais ces notes, la cathédrale Notre-Dame de Paris brûlait. J’ai une pensée émue pour les faucons crécerelles qui logeaient dans ses combles, et pour les médiévistes qui auraient bien aimé en faire autant.>