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LES SERGENTS

Bibliothèque Sainte-Geneviève

Bibliothèque Sainte-Geneviève

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LES  SERGENTS

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Dans le Geu saint Denis, quatre sergents païens décapitent saint Denis1 et ses deux acolytes. On ordonne aux exécuteurs de retourner sur les lieux de leur forfait pour jeter dans la Seine le corps des acolytes. En effet, le corps de Denis n’est plus là : le saint, qui ne craint pas le ridicule, est parti en portant sa tête dans ses mains. Une chrétienne veut faire enterrer les cadavres par ses serviteurs ; fine psychologue, elle retarde les quatre bourreaux en leur offrant à boire et à manger, sachant qu’un sergent de Mystère serait bien incapable de refuser pareille aubaine. Les nôtres portent d’ailleurs un nom prédestiné : Hume-brouet2 [buveur de bouillon], Mange-matin [goinfre], Mâche-beignet [gourmand], Happe-lopin3 [pique-assiette].

Source : Paris, bibliothèque Sainte-Geneviève. Ms. 1131, folios 177 rº à 178 vº. Copié au milieu du XVe siècle. Ce manuscrit contient aussi Ung biau miracle et la farce du Brigant et le Vilain.

Structure : Rimes plates.

Cette édition : Cliquer sur Préface. Au bas de cette préface, on trouvera une table des pièces publiées sur le présent site.

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                        CATULLE,  bourgoyse.                             SCÈNE  I

        Seigneurs, où alez sy grant erre4 ?

                        HUMEBROUET

        Dame, nous alons cez folz querre,

        Qui sont décoléz5 à Montmartre.

                        CATULLE

        Or, venez mengier6 d(e) une tarte

5      Que je viens trèstout droit de cuire.

                        LEZ  SERGANS

        Dame, Mahommet le vous mire7 !

                        CATULLE

        Or çà, séez-vous ! Vez-cy bon pain,

        Vin de Beaune et de Saint-Poursain8.

        Et sy, arez la tarte entière.

10    Mengiez et faites bonne chière !

        Je voiz pensser de la mesgnie9.

                        LEZ  SERGENS,  en soy asséant à la table.

        Dame, alez ! Mahon vous conduie !

                        Lors, voise à sez varléz.10

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                        Et ilz se assiéent à mengier.

                        HUMEBROUET                                       SCÈNE  II

        Çà, donne-moy de ce mouton !

                        MENJUMATIN

        Mouton ? C’est tarte. Tien, glouton,

15    Boute en ta pance ! Mal feu l’arde11 !

                        HUMEBROUET,  en mengent.

        Il me fausist12 de la moustarde.

                        MENJUMATIN

        Moustarde, à tarte ? Tu es yvre !

        Tu pensses trop bien de ton vivre13 ;

        Je vueil pensser aussy du mien.

                        MASQUEBIGNET

20    Foy que je doy Hustin, mon chien14 !

        Vous monstrez bien qu’el n’est pas arse15.

        Bailliez-moy, çà, et croste et farce16 !

        Je vueil .I. pou17 fourrer ma pance.

                        (Lisiez tout ; ce que bon vous semblera prenez,

                        et l’autre lessiez. Tu aut[em], D[omin]e, etc.)18

                        HAPELOPIN

        À quel pié, dea, va celle dance19 ?

25    Seroy-je mis en oubliète20 ?

                        HUMEBROUET

        Mahommet en mal an te mete21 !

        Fault-il qu’on22 te quière nourice ?

                        HAPELOPIN

        Mais ez-tu bien et glous et nice23,

        Qui menjus tarte sans m’attendre24 !

                        MENJUMATIN

30    Escoute : el est choiste en la cendre25 ;

        N’en pren point se je ne t’en prie.

                        HAPELOPIN

        Est-el de fourmage de Brie26 ?     En prenant.

        Monstre, j’aroy tantost visé27.

                        MASQUEBIGNET

        Esgardez28, il s’est ravisé.

                        HAPELOPIN

35    Que deable est-ce-cy ? C’est tout sel29 !

        Je suis mort au premier morsel30

        Se je ne boif31 : c’est ma coustume.

                        HUMEBROUET,  en ly baillant plain godet de vin.

        Tu bevras .I. estront ! Tien, hume !

                        HAPELOPIN

        Je humeray le mielx du monde.

40    Vécy vez comment, à Vau-Parfonde32,

        Lez nonnains boivent, en couvent.     Cy boive.

                        HUMEBROUET

        Je croy que tu y vas souvent :

        Tu as trop bien retenu l’Ordre33.

                        MENJUMATIN

        Tu sces trop bien humer et mordre34 !

45    Met çà au35 godet : sy béray.

                        HAPELOPIN

        Or tien ! Tent, et je verseray.

                        Lors, mete du vin au godet.

                        MENJUMATIN

        Je vueil tremper36 ma conscience.     Cy boive.

                        MASQUEBIGNET

        Tu es maistre en celle science ;

        Je croy que tu viens de Rouen37.

                        MENJUMATIN,  en ly donnant à boire.

50    Vendenges sunt belles, ouen38.

        Tent, et boy d’autant et d’autel39 !

                        MASQUEBIGNET

        Preste-moy donc .I. buletel40

        Pour le couler parmy ma gorge !

                        MANJUMATIN

        N’as-tu pas veu comment je forge41 ?

55    Fay aussy, tu ne pues faillir42.

                        MASQUEBIGNET

        En l’eure le verras saillir

        Par mau pertuis43 en l’orde granche.     Boive.

                        MANJUMATIN

        L’as-tu bouté dedens ta manche44 ?

        Que dyables est-il devenu ?

60    Tu n’as mestier45 de sel menu

        Pour aguisier ton appétit46.

        Je vueil boire ou grant ou petit :

        A-il riens, dy ? Monstre moy celle pinte47 !

                        En tendant le godet.

                        [MASQUEBIGNET]

        Tu entreras en fièvre quinte,

65    Se tu bois, ou seras éthique48.

                        MANJUMATIN

        Esgar49 ! me lis-tu de phisique50 ?

        Met cy51, met ! Tu me veulz tromper ?

                        MASQUEBIGNET

        Oncques-mais je ne vy ton pèr52.

        Tien, sy boy male palesin53 !     En ly versant.

                        MANJUMATIN

70    Je buray ce jus de roysin ;

        Tu buras, se tu veulz, ton offre54.     Boive.

                        MASQUEBIGNET

        Tire, tire, met en ton coffre55 !     Et puis sy morde56.

                        MANJUMATIN

        N’as-tu  voycy bon vin ! Sans nuls57 remors,

        Or sus, alons noier ces mors :

75    Sy, les mengeront lez goujons.

                        HUMEBROUET

        Vostre58 gibet ! Ne nous boujons :

        Les loups en venront bien à chief59.

                        MANJUMATIN

        J’auray la goute-crampe ou chief60,

        Se je ne dors trèstout mon saoul.

                        MASQUEBIGNET

80    Foy que je doy mon gris chat Raoul61 !

        Et ! je vueil dormir à mon aise.

                        HAPPELOPIN

        Attendre fault nostre bourgoise

        Pour la mercïer, c’est raison.     (Comme[n]cement.)62

                        HUMEBROUET

        C’est bien dit. Or, nous reposon !

                        Cy se acoubtent 63 sur la table

                        comme se ilz dormissent.

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                        CATULLE,   aus sergens :                          SCÈNE  III

85    Comment va64, mes bons champïons ?

                        HUMEBROUET

        Dame, nous vous attendïons

        Pour vous mercïer de vos biens.

                        MANJUMATIN

        Ne nous espargniez, Dame, en riens :

        Pour vous, sommes appareilliéz65

                        MASQUEBIGNET

90    Jà ne serons sy traveilliéz66

        Qu’à vous ne soions, tost et tart.

                        HAPPELOPIN

        Dame, le dieu de Mont-Fétart67

        Vous gart [dez reins jusqu’au]68 talon !

                        (Voysent où ilz voulront.)69

                        CATULLE

        Et il vous meine70 au grant galon !

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1 L’un d’entre eux, Mange-matin, préconisait pourtant une punition plus digne de ce chaste personnage : « Or luy coupons doncques le vit ! »   2 « Quel hume-brouet ! Quel dresseur/ De saulce vert ! » Dyalogue pour jeunes enfans.   3 Attrapeur de bons morceaux. « Happeloppins, tourneurs de broche. » Les Sotz fourréz de malice.   4 Si vite.   5 Décapités. « Montmartre » est un anachronisme, puisque cette colline ne fut dénommée Mons martyrum [mont des martyrs] qu’après l’exécution de St Denis et de ses affidés.   6 Ms : mengiez   7 Vous le rende, verbe mérir. Les auteurs de Mystères font de Mahomet (vers 26), ou de Mahon (vers 12), une divinité païenne.  Catulle fait entrer les sergents chez elle.   8 De Saint-Pourçain. Ces deux vins font saliver nombre de personnages de farces : « Vin de Sainct-Porcin,/ Vin de Beaulne. » Le Gaudisseur.   9 Ms : mesgniee  (Je vais m’occuper de la maisonnée, du service.)   10 Que Catulle aille conspirer avec ses valets.   11 Que le feu de l’enfer brûle ta panse !   12 Il me faudrait.   13 À ta subsistance.   14 Par la foi que je dois à mon chien Hutin. Entre autres choses, le hutin désigne les aboiements.   15 Que cette tarte n’est pas brûlée, n’est pas immangeable.   16 La croûte de cette tarte et sa garniture.   17 Je veux un peu.   18 Le copiste n’a pas compris qu’il s’agit là d’une didascalie réservée au meneur de jeu : il la place sous la rubrique, et la transcrit comme du texte. Gabriella PARUSSA* précise : « Tu autem Domine, miserere nobis est une formule conclusive des leçons liturgiques. »  *Le Jeu de Saint Denis. Classiques Garnier, 2023, p. 1487.   19 G. Parussa traduit : « Je ne sais pas sur quel pied danser. » Satan prononce le même vers dans les Miracles de Ste Geneviève, du même manuscrit.   20 Serai-je oublié dans la distribution de nourriture et de boisson ?   21 Te mette dans une mauvaise année, une mauvaise passe.   22 Ms : quen  (Qu’on aille te chercher une nourrice pour te faire manger.)   23 Glouton et stupide.   24 Ms : mẽtẽdre  (De manger cette tarte sans moi.)   25 Elle a chu dans la cendre du four : elle n’est plus mangeable.   26 Jeu de mots : brie = querelle. « De mal, de brie, de mortel gherre. » Godefroy.   27 Montre-la-moi, j’aurai bientôt avisé par moi-même.   28 Regardez.   29 C’est du sel pur : cette tarte me donne soif. La nourriture salée sert d’excuse aux buveurs ; sauf qu’ici, nous avons une tarte sucrée…   30 Dès le premier morceau, la première bouchée.   31 Si je ne bois pas.   32 Les religieuses du couvent de Val-Parfond étaient passablement débauchées : cf. le Tournoy amoureux, vers 14 et note.   33 La règle de cet ordre monastique.   34 Boire et manger.   35 Ms : se  (Verse dans mon gobelet, je boirai. Voir la didascalie du vers suivant.)  Dans le Mystère de saint Clément, le messager Mengumatin [Mange-matin] boit directement à la bouteille.   36 Affermir comme de l’acier trempé. Double sens : Mouiller dans du vin ; cf. Daru, vers 167.   37 Les Rouennais avaient une solide réputation d’ivrognes ; le Dict des pays affirme qu’on trouve les « bons buveurs en Normandie ». « Je m’enivray/ De la servoyse de Rouen. » Le Prince et les deux Sotz.   38 Cette année. Au changement de folio — c’est toujours là que les accidents surviennent —, le copiste a omis les vers 50-53, qui furent ajoutés en bas de page par un correcteur : Bernard James SEUBERT* fait remarquer (sans en tirer les mêmes conclusions que moi) que l’écriture ne correspond pas à celle du premier scribe, et que l’encre est plus foncée.  *Le Geu saint Denis. Droz, 1974, p. 14.   39 Tends-moi ton verre, et bois autant que tu veux. « Ces gentilz hommes buvoient d’autant et d’autel. » ATILF.   40 Un bluteau, une passoire pour filtrer le vin.   41 Comment je m’y prends.   42 Fais de même, tu ne peux pas rater ton coup.   43 Tu vas voir tout de suite le vin sauter par mon « mauvais trou », ma bouche.  La « grange sale » désigne le ventre, l’intestin : « –J’en fourreray avant ma pance./ –Ainssy, Huet, emple [emplis] ta granche ! » Miracles de Ste Geneviève, du même manuscrit.   44 As-tu escamoté ce vin dans ta manche, comme un voleur y escamote une bourse ?   45 Tu n’as pas besoin.   46 « L’appétit de boire. » (Godefroy.) Le sel aiguise la soif : voir ma note 29.   47 N’y a-t-il plus rien à boire ? Montre-moi ce pot ! L’impératif de montrer est encore employé absolument au vers 33.   48 Frappé d’étisie.   49 Prends garde ! Hume-brouet l’emploie aussi : « Esgar ! come il bale [danse] du cul ! »   50 Me donnes-tu un cours de médecine ? « J’ay la jaunice et suis éthique,/ Ne guérir n’en puis par phisique. » Ung biau miracle.   51 Verse dans mon gobelet ! Cependant, Mâche-beignet ne l’emplit qu’à moitié.   52 Jamais je n’ai vu ton pair, ton égal en matière d’ivrognerie. « Point n’avez vostre pèr. » Messire Jehan.   53 Bois une mauvaise paralysie. « Férir les puist [que puisse les frapper] mal palezins ! » Godefroy.   54 La paralysie que tu m’offres.   55 Tire du vin et mets-le dans ton ventre.   56 Ms : mors  (Le scribe a voulu transformer cette indication scénique en un vers qui rime avec les deux suivants. Le correcteur l’a soulignée avec des points, mais n’a pas rétabli le subjonctif original.)  Puis qu’il morde dans la tarte.   57 Ms : mais  (« Je m’en y vays sans nulz remors. » ATILF.)   58 Ms : T ront au  (Allez vous faire pendre ! « Vostre gibet !/ Vous contrefaictes le railleur. » Serre-porte.)   59 Viendront bien à bout de ces charognes sans que nous ayons besoin de les jeter à l’eau.   60 Une névralgie à la tête. Cf. le Testament Pathelin, vers 475.  Les sergents sont ivres.   61 Par la foi que je dois à mon chat gris Raoul. On prononçait « roul » en 1 syllabe. Au vers 20, Mâche-beignet honorait son chien de la même formule blasphématoire.   62 Encore une indication réservée au meneur de jeu. On l’a rajoutée près de la marge droite, entre ce vers et la rubrique suivante, et elle est entourée.   63 Ici, qu’ils s’accoudent, s’affalent.   64 Ms : da  (Cf. le Ribault marié, vers 342.)  Catulle traite ses invités de « champions de taverne », de piliers de bar ; cf. le Sermon joyeux de bien boire, vers 22 et 323.   65 Nous sommes prêts à vous servir. Mais « être appareillé » = être bien équipé sexuellement.   66 Si fatigués.   67 Dans son édition, Achille JUBINAL* rappelle que c’est un des anciens noms de la rue Mouffetard. Pour lui, le dieu de Mont-Fétard pourrait être « une allusion à une ancienne idole, à une statue, ou tout simplement à une enseigne ». La plus illustre enseigne de cette rue annonçait la taverne de la Pomme de pin, chère à François Villon et à l’escholier lymosin.  *Mystères inédits du quinzième siècle, t. I, 1837, pp. 368-9.   68 Ms : lez reins et le  (Protège le bas de votre corps. « Depuys les rains jusqu’au colet. » Le Cousturier et son Varlet.)  G. Parussa conserve la version du copiste, mais traduit : « Le dieu de Mouffetard vous protège des reins jusqu’au talon ! »   69 Nouvelle consigne pour le meneur de jeu : Que les sergents aillent s’asseoir où ils voudront, en attendant leur prochaine intervention.   70 Ms : meint  (Qu’il vous mène au grand galop ! « Et cesti vont toutes-foies au grant gallon. » Marco Polo.)  Cette forme rare est attestée : « Je m’en yrait, fuyant, le pas et le galon./ Ne m’en rancuzez mie, frans chevalier baron. » ATILF.